Par Karim CHIHI, doctorant en études arabes et islamiques
Secoués depuis le 5 juin dernier par une crise diplomatique sans précédent, l’Arabie Saoudite et le Qatar ainsi que leurs alliés sont au centre de vives tensions. Si certains doutent encore de l’extrême gravité de la situation dans le Golfe, l’annonce par l’Arabie Saoudite soutenue par les Emirats Arabes Unis, le Bahrein, l’Egypte de ruptures diplomatiques et la mise en place d’un embargo contre Doha met fin à toute ambigüité. En effet, Riyad s’est lancée dans une véritable épreuve de force et compte bien selon le ministre des Affaires étrangères saoudien « remettre le Qatar dans le rang ». Des signes annonçant cette rupture avaient déjà été relevés mais cette décision a été prise quelques jours seulement après la visite du président américain Donald Trump en Arabie Saoudite et alors que ces deux Etats participent conjointement à la coalition arabe au Yémen depuis 2015 et soutiennent les forces anti-régime en Syrie depuis 2011. Les raisons de cette escalade sont multiples, Riyad et ses alliés accusent Doha d’entretenir le terrorisme, d’être le parrain des Frères musulmans, enfin d’être proche de l’Iran.
Vers un nouvel échiquier géopolitique arabe ?
Considérée comme une région à l’abri des soubresauts qui ont touché différentes zones du Moyen-Orient, et incontournables par l’abondance en pétrole, les pays du Golfe se sont lancés dès 1981 dans une politique d’intégration régionale permettant la croissance économique et une certaine politique commune dans l’optique de se protéger de leurs puissants voisins (Irak, Iran) par la création du Conseil de Coopération du Golfe [1]. Mais la crise qui touche la région depuis le 5 juin met à mal ce semblant d’unité. L’Arabie Saoudite cherche à s’imposer et faire valoir son point de vue refusant toute politique qui entraverait sa démarche. Le soutien aux Frères musulmans et de bons rapports avec Téhéran sont deux lignes rouges pour Riyad.
Le Qatar est mis au ban des pays du Golfe pour son « tropisme islamiste », qui se comprend davantage comme un moyen pour Doha d’étendre son influence par le biais de liens étroits avec diverses tendances politiques arabes que par une adhésion aux idées de l’Islam politique. Ce type de position n’est pas acceptable pour l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis qui jugent la confrérie des Frères musulmans comme une menace pour leur sécurité interne.
La seconde accusation concerne la connivence entre le Qatar et l’Iran, et semble infondée. Les relations entre le Qatar et l’Iran ont souvent été difficiles. Doha a exprimé maintes fois son inquiétude et sa désapprobation à l’égard de la politique iranienne au Moyen-Orient, en parfait accord d’ailleurs avec les pays du CCG, accusant notamment Téhéran de déstabiliser la région par son soutien au régime syrien et aux houthistes au Yémen, ainsi que de répandre le chiisme en milieu sunnite dans l’optique de créer « un arc chiite » et de soutenir des organisations terroristes, allusion à peine voilée au Hezbollah. Le Qatar a participé à la coalition arabe au Yémen destinée à contrer les milices houthistes et s’est aussi beaucoup investi en Syrie, en soutenant l’opposition armée au régime de Bachar Al-Assad, qui est soutenu, là encore, par des groupes armés sous influence de Téhéran [2].
Depuis le début de l’année l’émirat semble progressivement atténuer sa position à l’égard de l’Iran. Entamant un désengagement progressif sur le théâtre syrien et laissant la Turquie à la manœuvre dans les discussions avec Moscou et Téhéran, le Qatar tente de renouer timidement avec son puissant voisin. L’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, a appelé le président iranien, Hassan Rohani, le 27 mai dernier pour lui présenter ses félicitations à l’occasion de sa réélection mais aussi pour insister sur la poursuite d’un dialogue constructif entre les deux Etats.
Dans ce climat délétère, et comme souvent au Moyen-Orient, la tension peut très bien retomber aussi vite qu’elle est montée. Cependant le fait que les pays du Golfe soient à l’origine de ces nouvelles tensions, est en soi une donnée nouvelle et inquiétante, et ajoute d’autant plus au chaos et divisions politiques qui secouent le monde arabe laissant la voie libre à des puissances non arabes.
L’Iran et la Turquie les deux bénéficiaires de cette crise
Frappé d’ostracisme sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), montré du doigt pour son soutien à la révolution au Bahrein (pays à majorité chiite) et condamné pour son soutien au régime syrien, Téhéran semblait perdre de son influence et son statut de puissance régionale au début de la présente décennie. Or depuis l’élection de Hassan Rohani en 2013 et fraichement réélu pour un second et dernier mandat, le 19 mai dernier, l’Iran est en passe de réaliser deux objectifs majeurs lui permettant d’obtenir parallèlement un retour sur la scène internationale et l’affirmation de son rang régional. Les accords sur le nucléaire en juillet 2015, ont permis une levée des sanctions économiques et le retour des investisseurs étrangers en Iran.
Depuis janvier 2017, on assiste à un recul important des Américains dans le dossier syrien qui laisse le champ libre à Téhéran pour être davantage influente dans le jeu diplomatique. La récente tournure des événements en Syrie renforce la présence iranienne et une victoire probable de Damas permettrait à l’Iran d’accroître son influence sur le régime baathiste. En Irak, les Gardiens de la Révolution sous le commandement de Qasem Soleimani encadrent les « unités de mobilisation populaire » (Hachd al-chaabi) et participent à la guerre contre Daesh.
Récemment, le contact entre Téhéran et des cadres dirigeants du Hamas (branche palestinienne des Frères musulmans) semble se rétablir puisque ce dernier dans un communiqué annonce la visite prochaine en Iran d’une délégation du mouvement palestinien avec à sa tête son chef Ismaïl Haniyeh. Le Hamas avait pris certaines distances avec l’Iran pour condamner sa position pro-régime en Syrie. On assiste à une redistribution des cartes et une évolution des relations au Moyen-Orient au profit de Téhéran.
L’Iran n’est pas le seul Etat de la région à bénéficier des changements des rapports de force. La Turquie depuis les années 2000 se tourne vers le Moyen-Orient, qui représente un espace stratégique pour son influence économique et la mise en pratique de sa diplomatie. Elle se présente comme une puissance régionale intégrale en usant du soft power. Le Moyen-Orient est même parfois considéré comme une alternative aux balbutiements des négociations d’entrée dans l’Union européenne. Avec l’arrivée au pouvoir des islamistes modérés de l’AKP en 2002 et la mise en place de la doctrine Davutoglu, la Turquie une puissance régionale incontournable, cherche à améliorer par tous les moyens les relations du pays avec les Etats limitrophes (politique de zéro problème). Fort de ses succès économiques, la Turquie se présente pour bon nombre d’acteurs de la région comme un pole d’attraction politique et socio-économique [3].
Enfin, pour les islamistes de la région (Frères musulmans) Ankara est aujourd’hui non seulement un modèle mais surtout un soutien de poids. C’est dans ce contexte que la Turquie a pris parti pour le Qatar dans cette crise. Il est considéré par Ankara comme un allié fiable avec des accointances idéologiques caractérisées notamment par une relation privilégiée avec les Frères musulmans. Autre fait, la Turquie a décidé d’envoyer une centaine de soldats dans sa base du Qatar ce qui montre le soutien du président Erdogan.
Finalement, cette crise ne peut que renforcer la volonté de leadership des pays sunnites par la Turquie et parallèlement consolider le retour de l’Iran dans la région à travers la main tendue au Qatar. D’ailleurs, les relations turco-iraniennes qui s’étaient détériorées dans le sillage de la crise syrienne, chacun ayant pris position pour le camp opposé, connaissent un réchauffement depuis la tentative de coup d’Etat en juillet dernier où l’Iran avait exprimé sa solidarité dès les premières heures au président turc. La crise entre le Qatar et l’Arabie Saoudite porte deux enseignements. Le Moyen-Orient est aujourd’hui dominé par des puissances non arabes. Quant aux pays arabes, ils sont davantage englués dans la division et ne parviennent pas à trouver de chef de file. L’Arabie Saoudite qui pourrait jouer ce rôle connaît une crise économique sans précédent et reste sous influence américaine. L’Egypte quant à elle, puissance démographique et pays phare du monde arabe, se retrouve aujourd’hui dans le giron de Riyad.
[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2014/05/GRESH/50384
[2] http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/10/21/97001-20151021FILWWW00283-le-qatar-envisage-la-force-en-syrie.php
[3] http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/que-reste-t-il-de-la-puissance-regionale-turque-au-moyen-orient
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