Par Maxime IMBERT
Relu par Thomas Meszaros, maître de conférences en science politique, rattaché à l’équipe Francophonie, Mondialisation, Relations Internationales (Centre Lyonnais d’Études de Sécurité et de Défense – CLESID) de l’Université Jean Moulin Lyon 3. Il est aujourd’hui le responsable du parcours « Intelligence stratégique et gestion de crise » du master 2 Relations internationales de l’Université Lyon 3. Il est le fondateur de l'IEC-IES.
Le 15 novembre dernier, vers 2h50 GMT, la Russie a procédé à la destruction de l’un de ses satellite en orbite basse. Le tir a été réalisé par un intercepteur à ascension directe (DA-ASAT) [1] portant la désignation Nudol. Sa cible, le Cosmos-1408 est un ancien satellite d’écoute militaire électronique (ELINT) [2] de type SIGINT [3], ayant été mis en orbite de 1970 à 1984, dont la mission résidait, notamment, en la détection de signaux radios [4]. Quoi qu’il en soit, ce tir anti-satellite a été à l’origine d’une crise internationale. Au delà du seul tir extra-atmosphérique, c’est également la production de nombreux débris consécutifs à l’explosion du satellite ayant menacé l’ISS qui fut au coeur des tensions.
Dans l’histoire, seules quatre nations ont été à même de réaliser des tirs anti-satellite, à savoir les États-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie. À l’époque, l’URSS et les États-Unis s’étaient accordés, au sein du traité sur l’espace et la réglemention des armements de 1967 et du traité sur la Lune et les autres corps célestes de 1979, à ne pas considérer l’espace comme un possible champs d’opération. Mais, pourtant, un changement de position de la Chine en 2006, considérant un tel espace comme un potentiel champs de conflictualité, a entrainé une réorientation de la position des USA remettant le conflit spatial sur le devant de la scène. La confrontation spatiale se situe encore dans ce que l’on peut considérer dans une zone grise, à savoir sous le seuil de conflictualité, l’on ne parlera donc pas de militarisation de l’espace mais bien d’arsenalisation [5].
Il existe aujourd’hui plusieurs méthodes permettant de mettre un satellite hors service. Deux méthodes de destruction sont envisageables, à savoir, soit la détonation à proximité de la cible afin de créer un nuage de projectiles sur son chemin, soit un tir en ascension direct sur le satellite comme cela a été le cas le 15 novembre dernier. Il est cependant nécessaire de rappeler qu’un autre moyen de mise hors service consiste en l’éblouissement par laser depuis le sol (comme a su le démontrer la France sur la satellite Loutch Olymp en 2018 [6] ). Il est donc pertinent de retenir que la destruction par ascension directe est un choix stratégique volontaire de la part de la Russie.
La phase d’escalade de cette crise fut à la fois brève et soudaine, si l’on considère que celle-ci correspond au lancement de l’intercepteur ASAT. Il semble alors que le point paroxystique des tensions ait été l’état d’alerte déclenché par les différents services spatiaux, et notamment la NASA, lorsque ces derniers se sont rendu compte que des débris issus de la destruction de Cosmos-1408 menaçaient l’orbite de l’ISS. Les résidents de la station spatiale internationale furent alors contraints de se préparer à une évacuation d’urgence en se confinant dans les vaisseaux arrimés à la station. L’on est alors, au cœur même de la crise, incapable de prédire toutes les conséquences internationales qu’aurait un potentiel impact entre l’ISS et les débris causés par le tir russe.
Cette situation fut à la genèse d’une vive condamnation internationale contre la Russie, cette dernière s’étant « conduite de façon irresponsable selon » A. Blinken [7]. Le directeur de la Nasa, B. Nelson a déploré le fait que la Russie ait, non seulement mis en danger les astronautes américains, mais aussi ses propres cosmonautes [8]. La condamnation n’est pas seulement venue d’outre-Atlantique mais a aussi été dénoncée par le haut représentant de l’Union Européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité [9]. L’OTAN a profité des circonstances en dénonçant un comportement dangereux, en contradiction avec les affirmations de la Russie se disant opposée à l’arsenalisation de l’espace [10]. Mais ces condamnations demeurent malheureusement bien peu effectives. Ce n’est que le lendemain que le ministre russe de la Défense, Sergueï Shoigou, a confirmé la réalisation du tir ASAT [11]. Cette reconnaissance par le gouvernement russe a donc permis d’enclencher un phénomène de désescalade diplomatique après la condamnation quasi-unanime de la communauté internationale.
Il s’agit alors de se questionner sur l’intérêt que peut représenter pour la Russie la destruction d’un ancien satellite tel que le Cosmos-1408. Il est tout d’abord évident que ce tir est issue d’une volonté de démonstration de force réalisée au mépris de toutes les recommandations internationales. Cette démonstration est une composante de la doctrine militaire russe au sein de laquelle les missiles antisatellites sont essentiels [12]. Un tel arsenal permettrait de mettre en péril ce que les russes considèrent comme un monopole satellitaire à la fois militaire, civil de communication et d’espionnage à la disposition des États-Unis, domination qui inquiète beaucoup la Russie [13]. Le postulat sur lequel se basent les russes est celui selon lequel il serait bien plus difficile de protéger un monopole satellitaire extra-atmosphérique que de protéger un territoire terrestre. La main-mise technologique des États-Unis sur le haut ciel serait alors paradoxalement à la fois une force et un « talon d’Achille ». Il apparait donc nécessaire pour la Russie d’être apte, en adéquation avec ses revendications et sa doctrine stratégique, à venir s’opposer à cette domination extra-atmosphérique en prouvant notamment leur capacité à neutraliser tout satellite ennemi.
Cette volonté stratégique, au coeur de la doctrine militaire russe, se concrétise actuellement par la mise en place du système d’armement « Nudol » [14]. Le tir du 15 novembre serait le douzième réalisé dans le cadre du sytème Nudol depuis 2014, mais le premier ayant atteint une cible. Ce programme, permettant la mise en place d’un nouveau système de défense, a notamment pour but de protéger la capitale russe en cas d’attaques de missiles balistiques. Ce repli défensif nous apprend beaucoup sur la perception que la Russie a d’elle-même dans le contexte géopolitique actuel. À savoir un grand pays sur le devant de la scène internationale mais qui a besoin de réaffirmer sa puissance opérationnelle et technologique pour prouver qu’elle est en capacité de se défendre. Cela prouve également une certaine crainte russe quant à la domination satellitaire et aux frappes balistiques des USA. En effet, pour la Russie, l’établissement par les États-Unis du programme Strategic Defense Initiative depuis 1983, couplé au retrait en 2002 du traité ABM et à la mise en place du CPGS (Conventional Prompt Global Strike) permettant d’atteindre n’importe quel cible dans le monde en moins d’une heure, sont autant de signes nourrissant la crainte russe. En soi, l’on pourrait alors se risquer à comparer ce tir ASAT à une sorte de dissuasion nucléaire extra-atmosphérique permettant à la Russie de réaffirmer sa présence et ses capacités.
Toutefois, cette réaffirmation des capacités stratégiques russes, peut être à l’origine d’un lent phénomène d’engrenage. Des États tels que la Chine et l’Inde, ayant la capacité technique de procéder à de tels tirs comme ils ont pu le démontrer par le passé, peuvent également être attirés par l’idée de réaffirmer leur puissance technologique devant la scène internationale, preuve qu’ils auraient alors la capacité tant de se protéger que de nuire, tout comme la Russie. Selon Xavier Pasco [15] : « C’est une action de marquage de territoire, un signal politique, présage de tensions qui vont s’accroître. Il n’y avait pas de nécessité d’urgence à détruire ce satellite qui ne fonctionnait plus. »
Il apparait effectivement plus pertinent de traiter cet événement sous l’angle du présage, du signe avant-coureur, de la saillance situationnelle. En effet, le tir ASAT du 15 novembre dernier met à jour le fait que l’espace extra-atmosphérique redevient un enjeu de toute doctrine stratégique contemporaine et qu’il est nécessaire, au delà de la simple politique déclaratoire, de mettre en place des stratégies effectives opérationnelles et des moyens adaptées à ce champs spécifique de conflictualité. Mais ce n’est pas la seule leçon que nous pouvons tirer de cette crise. Le tir russe a su remettre au goût du jour la question des débris et de la pollution spatiale.
Donald J. Kessler, consultant à la NASA, a développée une scénario théorique nommé syndrome de Kessler [16]. Selon cette théorie, la pollution spatiale et le nombre toujours croissant de débris entrainerait une saturation de l’espace. Cette saturation de l’extra-atmosphère augmenterait grandement la probabilité de collision entre les objets en orbite, comme cela a risqué d’être le cas entre l’ISS et les débris du Cosmos-1408. Chaque collision augmentant drastiquement le nombre de débris, ces derniers provoqueraient à leurs tour de nouvelles collisions et ainsi de suite. Cette réaction en chaine, réel cercle vicieux spatial, augmenterait exponentiellement le nombre de destruction de satellites. L’on ferait alors face à une extra-atmosphère impraticable condamnant certaines orbites et où plus aucun satellite ne pourrait être opérationnel. À ce jour, nous ne pouvons pas savoir si ce seuil de saturation, réel point de non-retour, a déjà été atteint [17]. En revanche, aujourd'hui, on sait qu'un satellite à 8% de chance de mourir suite une collision [18]. Toutefois, certaines institutions comme le STRATCOM [19], le NORAD [20]ou l’ESA [21] tiennent à jours un référencement des débris spatiaux de plus de 10cm [22]. Mais ceci est bien vain si les débris de taille inférieure continuent de ne pas être pris en compte, et ce d’autant plus lorsque l’on sait qu’une simple écaille de peinture, en orbite à 28 000km/h lancée contre l’ISS équivaudrait à un tir de 44. Magnum à bout portant. Malgré un principe de bonne conduite spatiale, vaguement respecté par les États, l’on déplore l’absence d’une Organisation Internationale qui serait en mesure de contrôler, punir et réguler la gestion des débris spatiaux.
Afin de conclure, nous pourrions nous intéresser au caractère double de cet évènement. Le tir ASAT peut être considéré comme une crise en soi, mais également comme un signe avant-coureur d’une crise à venir, plus globale, basée sur le syndrome de Kessler. Ces deux crises évoluent sur des temporalités différentes, la première étant significativement plus courte que la seconde. Nous pouvons également prendre acte du contraste d’intérêt significatif entre la destruction du Cosmos-1408 ayant entrainé de vives réactions de la part de la communauté internationale et son paradoxal désintérêt pour la question du traitement des débris spatiaux. Alors même que l’espace extra-atmosphérique est au coeur de nombreuses doctrines stratégiques, ces mêmes États ne semblent pas être intéressés par la protection de ce champs de conflictualité en (re)devenir. Dans un intérêt tant militaire que civil, il apparait aujourd’hui plus que nécessaire de s’intéresser à la question des débris spatiaux, avant qu’une crise future, beaucoup plus grave, surgisse et condamne l’humanité à rester sur la planète bleue tant l’espace serait impraticable.
[1] Direct Ascent Anti-SATellite [2] ELectronic INTelligence [3] SIGnal Intelligence [4] Réflexions sur l’essai anti-satellite russe du 15 novembre 2021 par Christian Maire. Fondation pour la recherche stratégique. https://www.frstrategie.org/publications/notes/reflexions-sur-essai-anti-satellite-russe-15-novembre-2021-2021 [5] Selon le cour magistral de deuxième année de licence bi-disciplinaire Droit et Science Politique de Politique Française de Sécurité et de Défense dispensé par Monsieur le professeur Antony Dabila, à l’université Jean Moulin Lyon III (2020-2021). [6] Cyber Guerre : La Montée des périls, par Hugo Leroux. Institut Français des Relations Internationales. https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/044_051_cyberguerre-2.pdf [7] Moscou tire un missile antisatellite et met en danger l'équipage de l’ISS. France 24. https://www.france24.com/fr/éco-tech/20211116-moscou-tire-un-missile-antisatellite-et-provoque-la-colère-de-washington [8] Tir de missile antisatellite : la Russie veut prouver qu’elle n'est pas à la traîne technologique par Sébastien Seibt. France 24. https://www.france24.com/fr/éco-tech/20211116-tir-de-missile-antisatellite-la-russie-veut-prouver-qu-elle-n-est-pas-à-la-traine-technologique [9] Déclaration, au nom de l'UE, du haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité concernant l'essai de tir de missile antisatellite effectué par la Russie le 15 novembre 2021. Conseil de l’Union Européenne. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2021/11/19/statement-by-the-high-representative-of-the-union-for-foreign-affairs-and-security-policy-on-behalf-of-the-eu-on-the-russian-anti-satellite-test-on-15-november-2021/ [10] L'Union européenne et le Conseil de l'OTAN dénoncent le tir de missile antisatellite russe. D’après une dépêche de l’AFP reprise par La Libre. https://www.lalibre.be/planete/sciences-espace/2021/11/19/lunion-europeenne-et-le-conseil-de-lotan-denoncent-le-tir-de-missile-antisatellite-russe-E3JJBQ7ZWVBERAGJVA3JRSPWMU/ [11] New Russian system being tested hit old satellite with "goldsmith’s precision ». TASS Russian News Agency. https://tass.com/science/1362219 [12] Selon Alexandre Vautravers, expert en sécurité et en armement et rédacteur en chef de la Revue militaire suisse (RMS). Article : Tir de missile antisatellite : la Russie veut prouver qu’elle n'est pas à la traîne technologique par Sébastien Seibt. France 24. https://www.france24.com/fr/éco-tech/20211116-tir-de-missile-antisatellite-la-russie-veut-prouver-qu-elle-n-est-pas-à-la-traine-technologique [13] Selon Gustav Gressel, spécialiste des questions militaires russes au Conseil européen pour les relations internationales. Article : Tir de missile antisatellite : la Russie veut prouver qu’elle n'est pas à la traîne technologique par Sébastien Seibt. France 24. https://www.france24.com/fr/éco-tech/20211116-tir-de-missile-antisatellite-la-russie-veut-prouver-qu-elle-n-est-pas-à-la-traine-technologique [14] Op-ed | Lessons to learn from Russia’s Nudol ASAT test. Par Brandon W. Kelley et Brian G. Chow. SpaceNews. https://spacenews.com/op-ed-lessons-to-learn-from-russias-nudol-asat-test/ [15] Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, in Missile antisatellite : l’espace, nouveau champ de bataille des grandes puissances ? Par Éric André Martin, cité par François d’Alençon dans La Croix. Institut Français des Relations Internationales. https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/missile-antisatellite-lespace-nouveau-champ-de-bataille-grandes-puissances [16] Kessler Syndrome and the space debris problem par Mike Wall. https://www.space.com/kessler-syndrome-space-debris [17] Syndrome de Kessler : qu’est-ce que c’est ? Par Rémi Decourt. Futura Sciences. https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/debris-spatiaux-syndrome-kessler-16593/ [18] Selon Christophe Bonnal. Dans Tir Anti-Satellite : qu’est-ce que le syndrome de Kessler, qui pourrait nous priver d’accès à l’espace. Par Lise Lohez. https://www.cnews.fr/science/2021-11-17/tir-anti-satellite-quest-ce-que-le-syndrome-de-kessler-qui-pourrait-nous-priver [19] United States Strategic Command [20] North American Aerospace Defense Command [21] Agence Spatiale Européenne [22] Le syndrome de Kessler : piégés sur terre Par Pierre Ropert. France Culture. https://www.franceculture.fr/sciences/le-syndrome-de-kessler-pieges-sur-terre
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