Par Alexandra CATALDI
La crise sanitaire que la France traverse aujourd’hui fait écho, pour certains historiens et notamment Claude Quétél [1] directeur de recherche au CNRS, à l’épidémie de la grippe espagnole de 1918-1919. Les stratégies de réponse sanitaires n’étaient évidemment pas les mêmes qu’auparavant comme le souligne C. Quétel puisque qu’au début du siècle « les mesures prises pour lutter contre la propagation ont été quasi inexistantes » [2]. Quid de celles engagées pour faire face à la pandémie du COVID-19 qui touche la France ?
Depuis le 16 mars 2020, la France est à l’arrêt et plongée dans une nouvelle spirale d’accusations et de polémiques. Face à l’augmentation exponentielle du nombre de cas testés positifs au Covid-19, le personnel de santé en première ligne a pointé du doigt le manque de masques mis à disposition des praticiens et l’éventuelle pénurie à venir. Pour mieux comprendre, il convient d’établir une typologie de ces masques à usage médical, devenus des denrées rares dans l’hexagone. Premièrement, les masques antiprojections « dits chirurgicaux » qui ont pour effet de limiter la contamination de l’environnement du porteur ; deuxièmement les masques respiratoires à protection individuelle « dit FFP2 » dont l’efficacité est destinée à la protection du porteur. Dans la situation de la pandémie du Covid-19, on estime que la propagation du coronavirus reste élevée puisqu’une personne contaminée risque de toucher un nombre moyen de deux à trois personnes mais cela reste trois à quatre fois moins que la rougeole [3], sans prendre en considération le confinement actuel. Par conséquent, l’usage des masques devient alors impératif pour les actifs de la société qui luttent au quotidien contre cette pandémie.
Quelle(s) entité(s) compétentes pour la gestion du dispositif médical ?
La compétence de la gestion des « produits et des services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves » [4] est attribuée l’Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) institué par la loi n°2007-294 du 5 Mars 2007. L’EPRUS dispose ainsi d’un stock constitué de dispositifs médicaux, tels que des masques, et de médicaments dans le cadre de ses plans de réponse sanitaire aux grandes épidémies.
Ayant été confronté, en 2009-2010, à l’épidémie mondiale de grippe A (H1N1), l’EPRUS avait constitué des stocks importants de masques, et de vaccins (94 millions) destinés à protéger la population française en cas d’épidémie respiratoire. Sous l’impulsion de la ministre de la Santé Roselyne Bachelot, la France se dote d’un stock d’un milliard de masques chirurgicaux et de 700 millions de masques FFP2 [5]. Face à une difficulté dans le suivi « du stock national de santé » il a été décidé par le Sénat qu’une réserve de stock de masque FFP2 ne serait plus constituée puisque le stock élaboré sous l’ex-ministre de la santé Roselyne Bachelot avait été qualifié de « surdimensionné » par certains responsables politiques, certains médias et une partie de l’opinion publique. Cependant, ce n’est pas seulement la question du surdimensionnement du stock effectué par l’ex-ministre de la Santé et décrié par une partie de l’opinion publique qui a joué un rôle dans la diminution de ce dit « stock national de santé ». Plusieurs décisions, comme une nouvelle gestion des stocks, ont alors été prises après la crise sanitaire de la grippe H1N1 dont les effets étaient moindres que ceux attendus. Le premier tournant fut en juillet 2011, lorsque le successeur de Roselyne Bachelot, Xavier Bertrand et la Direction Générale de la Santé ont proposé le « lissage du renouvellement des stocks disponibles et d’accepter la péremption de 25% du montant total des stocks stratégiques » [6]. Le stock de masque FFP2 n’étant désormais plus renouvelé, il était amené à disparaitre.
C’est effectivement à partir de 2011 que les réserves ont commencé à diminuer provoquant cette situation de pénurie de masque dans l’Hexagone que nous connaissons. Aujourd’hui, et selon le Ministre des Solidarités et de la Santé, la France dispose de 150 millions de masques chirurgicaux et ne dispose plus de masque FFPP2.
Vers une pénurie des masques FFP2 ?
Dès le début des années 2010, le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), sous l’autorité du Directeur Général de la Santé, rendait un avis relatif à « la stratégie à adopter concernant le stock d’État de masques respiratoires » [7]. Le HCSP se positionne et précise que « le stock État de masques respiratoires est destiné à être utilisé en situation d’émergence d’un agent à transmission respiratoire hautement pathogène et de diffusion communautaire de cet agent, incluant grippe à virus hautement pathogène (ex. : grippe aviaire) mais aussi Syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ». Cet avis fait également l’état des lieux de l’efficacité des masques notamment à l’époque du SRAS et fait mention des risques élevés pesant sur les personnels de santé face à des patients hautement pathogènes. Face à une telle situation, il était donc recommandé au personnel de faire usage de masques FFP2 durant toute la durée de l’exposition et d’un dispositif médical complémentaire comme des surblouses, des lunettes ou des gants. Dix années après cet avis du HCSP, ces préconisations semblent en décalage complet avec la réalité de la situation actuelle de pénurie. La disparition du stock s’explique notamment par la durée de vie des masques dits FFP2 qui nécessite une gestion des dates de péremption. A titre d’exemple, des masques ayant passé la date de péremption ou provenant d’un stock régional ancien ont été livré à La Réunion fin Mars 2020 en pleine crise sanitaire [8].
La faible « considération » des masques FFP2 a de plus connu un tournant en 2013 suite à « la doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmissions respiratoires » [9] du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale (SGDSN). Cette nouvelle doctrine a alors mis en avant les possibles économies à faire notamment lorsqu’il a été question des masques. Il convient également de lire au travers de cette doctrine que la constitution de masque n’est plus une compétence absolue de l’Etat mais que cette dernière revient alors aux employeurs de « déterminer l’opportunité de constituer un stock de masques pour protéger son personnel » [10]. Le SGDSN mentionne le coût de ce type de masque ainsi que son confort plus limité par rapport aux masques antiprojections. Il rappelle également que ces masques doivent être réservés aux personnels en contact direct avec des agents hautement contagieux.
On peut donc observer dans notre situation actuelle un décalage important entre la doctrine et la pratique, entre les éléments de planification stratégique et les capacités opérationnelles réelles : les ressources de l’État en masques et autres matériels médicaux ne permettent pas une réponse efficace à la crise. Du point de vue du droit, on pourrait même penser que les gouvernements responsables de ce découplage entre nécessité stratégique et capacités réelles ont failli dans leur « responsabilité de protéger » [11] et pourraient, à ce titre, avoir des comptes à rendre devant la Nation. D’autant que cette pénurie se double d’un affaiblissement systémique des services de santé français et plus précisément des milieux hospitaliers. Outre-Rhin, l’Allemagne compte 25.000 lits en service d’urgence et de réanimation, soit cinq fois plus que la France.
Quelles réponses immédiates ?
Les gouvernements successifs ont mis en avant, et ce depuis 2009, que la constitution d’un stock de masques, qui pouvaient être périmés, n’était pas essentielle du fait d’une production massive de masques en Chine dans un laps de temps court. Néanmoins, il n’avait pas été envisagé que l’épicentre de la pandémie se localiserait en Chine, principal producteur de cette denrée rare devenue une réelle arme géopolitique. Ainsi, la stratégie de commande massive – mais tardive – de masques de la part du gouvernement français va pouvoir s’appuyer sur la baisse de l’épidémie en Asie synonyme de reprise de la production industrielle en Chine et de libération des capacités d’exports des pays asiatiques.
L’utilisation de ces masques en France a augmenté significativement. Le nombre utilisé quotidiennement s’élève à 50 millions selon Olivier Véran. L’appel au don par le gouvernement a par conséquent été lancé et l’aide du ministère des Armées et de certaines entreprises comme GEODIS, leader mondial du transport et de la logistique, n’est pas à négliger. Cependant la peur a gagné les Français à cause de la létalité qui touche nos aînés ainsi que les populations dites « à risques ». Cette crise sanitaire remet alors en question les décisions prises par les gouvernements antérieurs concernant le bon usage et la bonne redistribution des dispositifs médicaux tels que les masques, les respirateurs ou le cas échéant les vaccins.
Cette crise ouvre donc de nombreux débats et de multiples champs de recherches et d’analyses ; d’un point de vue sociopolitique, l’étude du désordre social, ou la relecture de Durkheim et notamment de ses écrits concernant l’anomie seraient utiles à la compréhension de la situation [12]. En termes de psychologie politique, c’est en revanche la notion de « confiance » qui se place au cœur de l’analyse : la crise et son incertitude entament autant qu’elles augmentent la confiance portée par les gouvernés à leurs gouvernants ; une situation paradoxale qui mériterait d’être étudiée plus en détail. En effet, depuis le début de la crise du coronavirus, de nombreuses études de confiance ont montré que la popularité du Président de la République et du Premier Ministre a augmenté de plusieurs points [13] tandis que la confiance envers le gouvernement baisse. Ce paradoxe montre l’ambivalence des Français qui, d’une manière globale, ne se retrouve pas dans tous les choix pris par l’exécutif. A titre d’exemple la confiance dans le gouvernement pour aider les entreprises en difficulté reste minoritaire au sein de la population. Cela met cependant en lumière le « ralliement » de la population dernière les chefs de l’exécutif en temps de crise comme cela fut le cas lors des attentats de 2015.
Cette crise sanitaire majeure sera-t-elle source de désordre social ? Ou alors sera-t-elle source d’une situation d’anomie pour les individus qui perdent leurs valeurs morales et traditionnelles ? Ou bien, est-ce que cette crise sera-t-elle source de perte de confiance en l’État ce que traduisent certains comportements individualistes voire survivalistes ?
[1] Claude Quétel est un historien français spécialisé dans l’histoire de la psychiatrie ou la psychohistoire. Il a également collaboré à de nombreuses reprises dans la revue Historia une revue mensuelle de vulgarisation de l’histoire. Il a reçu le prix de l’Académie Française grâce à son ouvrage De par le Roy : Essais sur les lettres de cachet, 1982.
[2] Cyril HOFSTEIN, Coronavirus : « il y a de grandes similitudes avec l’épidémie de la grippe espagnole », 20 mars 2020, Le Figaro [en ligne]
[3] Base de L’Organisation Mondiale de la Santé, provenant du quotidien allemand Der Spiegel
[4] Établissement de Préparation et de Réponse aux Urgences Sanitaires (EPRUS) https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Dossier_de_presse_EPRUS.pdf
[5] Stocks constitués en date d’Avril 2009 selon le Rapport de l’Académie de Médecine publié le 24 Mars 2020.
[6] Public Sénat, Pénurie de masques : une responsabilité partagée par les gouvernements successifs [en ligne], disponible sur : https://www.publicsenat.fr/article/politique/penurie-de-masques-une-responsabilite-partagee-par-les-gouvernements-successifs
[7] Haut Conseil de la Santé Publique, Avis relatif à la stratégie à adopter concernant le stock d’Etat de masques respiratoires
[8] Selon l’ARS de la Réunion. Libération, Covid-19 : les médecins de La Réunion ont-ils reçu des masques moisis ? [en ligne], disponible sur : https://www.liberation.fr/checknews/2020/03/26/covid-19-les-medecins-de-la-reunion-ont-ils-recu-des-masques-moisis_1783144
[9] Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale, la doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmissions respiratoires , https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/hfds/Documents/doctrine_de_protection_des_travailleurs_face_aux_maladies_hautement_pathogenes_a_transmission_respiratoire.pdf
[10] Ibid
[11] Concept de l’Organisation des Nations Unies reposant sur trois piliers et définit dans les Document final du Sommet mondial de 2005.
[12] Emile Durkheim, Le Suicide, 1897. C’est dans ce livre qu’Emile Durkheim développe ce concept fondamental de sociologie qui met en avant l’effacement des normes qui assurent le bon fonctionnement d’une société. Cela engendre souvent un sentiment d’aliénation et d’irrésolution.
[13] Selon une étude IFOP – Suivi de la crise du coronavirus et de l’action gouvernementale pour le Journal du Dimanche
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