Par Julie DUNOUHAUD
Plusieurs mois après les attentats de Halle et d’Hanau en Allemagne, quelle menace les groupuscules d’extrême droite représentent-ils pour le pays ? Éléments de réponse de l’État fédéral et de l’Union Européenne en termes de lutte antiterroriste.
Les récents attentats en Allemagne, à Halle le 9 octobre 2019 (deux morts et deux blessés [1]), et celui de Hanau (neufs morts et plusieurs blessés) le 19 février 2020 où des fusillades ont éclatées dans deux bars à chicha [2], viennent accentuer un climat anxiogène dans la société allemande en proie à un regain d’actes violents de la part d’individus radicalisés d'extrême droite. Les deux auteurs auraient agi seuls selon les autorités mais semblaient s’être radicalisés [3] et rattachés à l'extrême droite. Il est intéressant de soulever de nombreuses similitudes dans le mode opératoire des attentats commis récemment et attribués à cette mouvance. Lors des passages à l’acte, les faits ont été filmés et publiés en direct sur des réseaux sociaux (comme l’avait fait l’auteur de l’attentat de Christchurch en Nouvelle Zélande [4]), et des manifestes ont été publiés en ligne (comme Anders B. Breivik en Norvège [5]), dans lequel notamment l’auteur de Halle fait part de son objectif de "tuer autant d'anti-Blancs que possible, de préférence des Juifs". A Hanau, l’auteur évoque lui des « peuples à éliminer » et la dilution de la race germanique par la naturalisation d'étrangers. A cela s’ajoute que les terroristes opèrent dans la plupart des cas seuls, mais sont liés entre eux par le biais de communautés virtuelles sur Internet (voir plus bas). C’est une rupture importante selon les chercheurs [6], car l’extrême droite radicale et violente était plutôt historiquement caractérisée par son organisation groupusculaire. L’isolement apparent des individus et les codes empruntés aux jeux vidéo ultra violents sont très visibles au moment des faits mais parfois difficiles à observer en amont. Souvent équipés de plusieurs armes, ils sont préparés depuis des mois et prêts à tout pour atteindre leurs objectifs. On observe dans ces cas une certaine mise en scène des tueries, élément emprunté entre autres aux terroristes de l’Etat islamique.
Plus tôt en 2019, un membre du Parti National-Démocrate (NPD), a assassiné à son domicile-travail l'élu de l'Union Chrétienne-Démocrate (CDU) Walter Lübcke, car ce dernier défendait la politique d'accueil des réfugiés. Cet homicide a rappelé la tuerie xénophobe menée par un groupuscule néonazi, le Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), responsable du meurtre d'une dizaine d'immigrés en Allemagne de 2000 à 2007. En 2016, deux attentats attribués à l’ultra droite avaient également eu lieu, faisant 9 morts et 36 blessés.
Ces attentats et les menaces subis n’ont fait qu'accentuer les tensions sociales et électorales déjà en cours dans le pays. Pour cause, ils sont intimement liés à des motifs politiques, les individus, ayant perpétré ces actes, revendiquent des idées appartenant à l'extrême droite. Ce climat “d’exacerbation problématique de la violence dans la société” selon le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer, a poussé le gouvernement allemand à prendre, le 30 octobre dernier, des mesures contre les violences d'extrême droite, ciblant en particulier les ventes d'armes et les discours haineux sur internet. Comme nous l’avons vu, ces mouvances privilégient les réseaux sociaux pour faire l’apologie d’idées extrémistes, encore très présentes dans l’ancienne Allemagne de l’Est.
La compréhension du terrorisme d’extrême droite actuel apparaît complexe, car il puise ses sources dans de multiples facteurs potentiels de crise. Ils sont d’ordre politiques (la montée des partis d’extrême droite, la crise des réfugiés), sécuritaires (les attentats commis au nom de l’organisation Etat islamique), culturels (le développement massif des réseaux sociaux), mais aussi historiques (la lutte antifasciste en Allemagne), économiques (la hausse du chômage dans certaines régions du pays), ou encore religieux (la religion protestante toujours très ancrée dans le pays). Ces facteurs sensibles rendent difficilement à appréhender le sujet pour en dégager des pistes de réflexion élargies.
Le rôle des réseaux sociaux numériques
L’Allemagne représente de par son histoire un potentiel terreau fertile pour le développement de partis extrémistes. Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, appelle dans un entretien au Figaro [7] à une réflexion politique sur la permanence de l’antisémitisme en ex-RDA. Il mentionne également le rapport 2018 de l’Office fédéral pour la protection de la Constitution [8], qui souligne l’augmentation visible des activités de l’ultra droite ces dernières années, des manifestations de rue et de la centralité de l’antisémitisme dans l’idéologie de ces militants. Celles-ci sont en nombre stable (12 700) mais élevés et considérés comme « orientés vers l’action violente». L’existence d’un « antisémitisme antisioniste» d’ultra-droite y est expressément mentionnée. Le nombre des actes antisémites est en augmentation, et 90 % d’entre eux sont attribués à l’ultra-droite. Cette violence idéologique semble être amplifiée par l’addiction à la violence virtuelle, mais il est souligné que des comportements malveillants exclusivement en ligne sont nécessairement motivés par une idéologie. Ces zones sont considérées par le spécialiste comme une construction d’un univers virtuel souvent trop peu encadré et laissant libre court à des discours de propagande.
Pour permettre aux autorités compétentes de réagir plus rapidement lors de menaces futures, une nouvelle structure regroupant Facebook, Microsoft, Twitter, Google ainsi qu'Amazon ou encore les plateformes LinkedIn et WhatsApp devrait voir le jour. Cette structure aura pour vocation de « déjouer les tentatives de plus en plus sophistiquées des terroristes et des extrémistes violents pour se servir des plateformes numériques » [9]. Hany Farid et le Counter Extremism Project (dont l’objectif est de lutter contre les mouvements extrémistes à l’échelle mondiale via des campagnes de perturbation numérique notamment) ont également développé le logiciel eGLYPH qui repère et élimine les images de propagande [10]. Le NDP est d’ailleurs référencé par l’organisation comme groupe terroriste (et entretenant des liens avec l’AfD) parmi 35 autres sous surveillance [11]. Les réseaux sociaux sont au centre de l’attention, car les individus revendiquant des actes violents sur internet sont souvent considérés comme isolés et donc faciles à endoctriner par cet intermédiaire. « Il y a chez eux un sentiment de péril imminent. Le fait qu’il y ait des attentats les pousse à passer à l’acte [12] », explique Anaïs Voy-Gillis, doctorante à l’institut français de géopolitique et spécialiste de l’extrême droite.
La crise migratoire comme catalyseur de la crise identitaire européenne
L’arrivée sur le sol européen, en 2015-2016, de plusieurs millions de réfugiés venus pour la plupart du Moyen-Orient, d’Afghanistan et des Balkans (dont plus d’un million accueillis en Allemagne), a été perçue par nombre de commentateurs comme l’élément déclencheur d’une vague de xénophobie utilisée comme levier politique par des partis populistes, en grande majorité de droite. Cette crise migratoire, juxtaposée aux attentats terroristes commis au nom de l’islam ont polarisé plus intensément la société sur les questions de l’identité, du multiculturalisme. En Allemagne, la Chancelière Angela Merkel est la cible régulière de l'ultra droite pour sa politique généreuse d'accueil des migrants, et a exhorté les extrémistes de surveiller leurs "paroles" qui peuvent "se transformer en actes". Ailleurs en Europe, des gouvernements et partis ouvertement anti-migrants se sont emparés de cette crise pour progresser et prendre de l’ampleur dans les sondages, notamment en Hongrie avec Viktor Orbán, en Italie avec la Ligue du Nord ou encore le Rassemblement National en France.
Les partis d’extrême droite dans le viseur des autorités
Les tensions sont en partie cristallisées par l’attitude du parti Alternative pour l'Allemagne (AfD) qui est pointé du doigt par la classe politique allemande car contrairement aux autres familles politiques du pays, la formation d’extrême droite a refusé d’attribuer la moindre inspiration idéologique au tueur de Hanau. Pour rappel, l’AfD est devenu depuis 2017 la principale force d'opposition au Bundestag avec 89 élus, en surfant sur les craintes suscitées dans la population par l'arrivée de plus d'un million de demandeurs d'asile en 2015 et 2016. "Le problème est que l'AfD ne connaît aucune limite", a ajouté Wolfgang Schäuble (membre du CDU, parti d'Angela Merkel), qui va jusqu'à qualifier de "fasciste" le chef de file dans la région du Thuringe, Björn Höcke. Ce dernier multiplie les provocations et s’est entre autres mêlé lundi 24 janvier à une manifestation du mouvement antimusulman et ultra-radical Pegida. Pour se défendre, l’AfD se dit pour sa part victime d'une campagne calomnieuse. Son principal dirigeant, Alexander Gauland, voit dans les critiques à son égard une "instrumentalisation minable" d'un acte sans lien avec son mouvement. La gauche allemande demande que le parti tout entier fasse désormais l'objet d'une surveillance du Renseignement intérieur (qui concerne les organisations représentant un danger pour l'Etat). Samedi 22 février, des responsables des deux partis gouvernementaux allemands ont en outre demandé que les militants de l'AfD soient bannis de la fonction publique. Pour l’instant, aucune mesure n’a été prise. Le mouvement « l’Aile », frange ultra de l’AfD est étroitement surveillé et identifié par la police.
Les musulmans majoritairement stigmatisés
Si les actes récents sont ouvertement antisémites, la communauté musulmane est aussi clairement visée. « Il y a de nombreuses indications selon lesquelles l’auteur a agi mû par des idées d’extrême droite, racistes, par haine contre des personnes d’origine, de croyance ou d’apparence différentes » a déclaré la chancelière Angela Merkel directement après les attentats de Hanau. « Nous nous opposons avec force et détermination à tous ceux qui tentent de diviser l’Allemagne ».Les attaques de Hanau intervenaient également cinq jours après l’arrestation de douze personnes soupçonnées de préparer une série d’attentats, principalement contre des mosquées, mais aussi contre des responsables politiques et des demandeurs d’asile. Les suspects, membres d’un groupuscule baptisé Der harte Kern (« Le Noyau dur »), avaient prévu de diffuser en direct les vidéos de leurs attaques [13]. Dans ce contexte plus qu’anxiogène dans la société allemande, plusieurs responsables de la communauté musulmane avaient expliqué que les musulmans d’Allemagne se sentaient de moins en moins en sécurité. Les récents attentats d'une dimension jamais vues et très rapprochés inquiètent. A tel point que le secrétaire général du Conseil central des musulmans d’Allemagne a réclamé davantage de protection policière autour des mosquées.
Selon le chercheur à l’université Humboldt à Berlin Ozan Zakariya Keskinkilic, « c’est trop simple de désigner l’extrême droite comme seule responsable de ce qui s’est passé à Hanau » dans un entretien au journal Le Monde [14]. Le chercheur propose que le gouvernement nomme une commission d’experts chargée de faire un rapport sur le racisme antimusulman, sur le modèle de celle qui a été créée en 2009 sur l’antisémitisme. Si l’Allemagne fait figure de proue concernant la tolérance religieuse et ethnique, la religion protestante est toujours profondément ancrée dans la société, et les musulmans ne sont pas toujours bienvenus. Le Ministre de l’Intérieur Horst Seehofer avait d’ailleurs déclaré en mars 2018 que « l’Islam n’a pas sa place en l’Allemagne ».
Un fort potentiel crisogène en développement
Si le discours maladroit du ministre concernant les musulmans a pu choquer, ce dernier a cependant affirmé à la chaînepublique ZDF plus récemment que "la menace que représentent l'antisémitisme, l'extrémisme de droite et le terrorisme de droite est élevée en Allemagne". Le meurtre de Halle met en exergue "une nouvelle dimension" dans les actes commis ces dernières années par des membres de l’ultra-droite dans le pays et vise "le système démocratique" dans son ensemble, a ajouté le ministre conservateur bavarois [15]. Selon Médiapart [16], le nombre d’arrestations liées à l’ultra-droite a plus que triplé sur le sol de l’Union européenne (notamment en Europe de l’Est, Royaume-Uni et Allemagne), passant de douze en 2016 à 44 en 2018. Environ 24 000 personnes sont considérées comme des extrémistes de droite en Allemagne, dont 12 000 seraient potentiellement "violentes" (chiffres du gouvernement allemand [17]).
Ce potentiel crisogène en devenir met en lumière les problèmes sociaux, sociétaux et économiques auxquels font face les pays européens depuis ces dernières années. Il semble donc légitime qu’une attention accrue soit portée sur la montée d’un terrorisme d’extrême droite en Allemagne. Les facteurs d’amplification tels que les réseaux sociaux, la récession économique et la recrudescence migratoire permettent une assise solide à partir de laquelle ces groupes peuvent opérer.
La lutte contre le terrorisme, question centrale des institutions européennes
Pour tenter de répondre aux actes commis récemment, le mardi 8 octobre s'est tenue au Luxembourg une réunion représentant des Etats membres de l’Union européenne (UE) où a été abordée la question des violences et du terrorisme d'extrême droite. Il a été constaté que si le terrorisme des groupes d’ultra-droite ne constituait pas, aujourd'hui, « le risque principal », il demeurait tout de même en expansion. L’objectif était de partager « les expériences » et les « bonnes pratiques » qui ont déjà porté leurs fruits, certains pays étant plus avancés que d’autres dans la lutte contre le terrorisme d’ultra-droite, mais surtout de mettre en place des mesures techniques concrètes. L’idée est de recourir à des outils déjà utilisés pour lutter contre le terrorisme djihadiste par exemple, tout en ciblant les spécificités du terrorisme d'ultra-droite. À l’issue de la réunion, les ministres de l’UE ont acté quatre priorités :
Dresser un tableau plus précis de la situation quant à l'extrémisme violent et au terrorisme de droite,
Continuer à développer et à partager les bonnes pratiques sur la manière de renforcer la prévention, la détection et le traitement de l’extrémisme violent et du terrorisme,
Lutter contre la diffusion de contenus extrémistes de droite illégaux en ligne et hors ligne,
Coopérer avec des pays tiers clés.
Les ministres ont aussi débattu des défis que posent les nouvelles technologies ainsi que des possibilités qu’elles offriraient dans le domaine de la sécurité intérieure. Ils ont noté qu'il était nécessaire d'adopter une approche proactive, permettant aux autorités de faire respecter le droit tout en protégeant dans le même temps la vie privée et les droits fondamentaux. Les ministres se sont déclarés globalement favorables à la création, au sein d'Europol, d'un laboratoire d'innovation, qui pourrait permettre de suivre les nouvelles évolutions technologiques et servir de moteur à l'innovation. Ils ont débattu des éventuelles fonctions et priorités de ce nouveau laboratoire, ainsi que des acteurs qui devraient y être associés. Pas d’autres informations n’ont pour l’instant été communiquées sur l’avancée d’un tel projet.
Sur un autre tableau, Eurojust, l’unité de coopération judiciaire de l’UE vient de mettre en place un « registre judiciaire européen » afin de renforcer le partage d’informations entre les États membres en matière de terrorisme. Il rassemblera les informations des États membres de l’UE sur les enquêtes en cours, les accusations et les condamnations de militants, notamment des combattants européens ayant rejoint des groupes terroristes. « Avec ce nouveau registre, l’UE espère empêcher de nouvelles attaques terroristes sur son territoire. Les procureurs auront en effet accès à davantage d’informations sur les suspects », a affirmé le chef d’Eurojust, Ladislav Hamran. Le registre a donc été mis en place avec le soutien de la Commission européenne, du Comité spécial sur l’antiterrorisme et du coordinateur pour la lutte contre le terrorisme. Cette mise à disposition concerne toutes les autorités nationales des Etats membres de l’UE. Il faut également rappeler qu’Europol et Eurojust sont considérés comme des outils de gestion de crise par l’UE, œuvrant à une meilleure coopération entre les Etats membres.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis et ceux des années 2010 commis sur le sol européen, l'UE a adopté une approche globale visant à faire face aux phénomènes des combattants étrangers et du terrorisme endogène. Parmi les actions menées récemment dans ce domaine figurent les suivantes :
Renforcement des règles visant à prévenir de nouvelles formes de terrorisme
Renforcement des vérifications aux frontières extérieures
Amélioration du contrôle des armes à feu
Création d'un organisme spécialisé destiné à enrayer la propagande terroriste en ligne
Les attentats perpétrés en Europe ces dernières années ont mis en lumière la question de la radicalisation croissante d’individus isolés, de la diffusion de nouveaux discours de haine, et de stigmatisation de certaines communautés. Pour y répondre, et pour encourager les villes et les régions à prendre davantage d’initiatives, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux (Conseil de l’Europe) a adopté en 2015 une « Stratégie pour combattre la radicalisation au plus près des citoyens » et a développé des lignes directrices permettant de guider l’action publique. Ces recommandations ont été soumises aux Etats membres du Conseil et de l’UE pour une meilleure gouvernance.
Plus tard en 2017, une directive relative à la lutte contre le terrorisme [18] a été adoptée, afin d’harmoniser les législations propres aux Etats membres. Ces Etats s’engagent à tenter en effet de supprimer les contenus incitant à « commettre une infraction terroriste » bien que ceux-ci soient en dehors de leurs frontières. Si cela n’est pas possible, les Etats membres doivent prendre les dispositions nécessaires pour du moins bloquer ce contenu. En septembre 2018, la Commission européenne a proposé des mesures de prévention contre l’utilisation abusive des services d’hébergement concernant la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne. Cependant, la mesure phare de cette législation consistait en la suppression de toute publication ayant un contenu violent à caractère terroriste dans l’heure suivant sa mise en ligne par les plateformes concernées. [19] La lutte contre les contenus haineux et illicites sur internet est essentielle dans la prévention de nouveaux actes terroristes.
En Allemagne plus précisément, la ministre de la Justice Christine Lambrecht a souhaité également mettre en place de nouvelles mesures. Il a été demandé que les opérateurs de services en ligne doivent eux-mêmes informer la justice et la police de contenus illégaux sans attendre qu’une victime ne le fasse. Aujourd’hui par exemple, un contenu jugé outrancier ou raciste doit être retiré dans les 24 heures si l’usager concerné l’a signalé. À l’avenir, il sera aussi possible pour la justice, dans certains cas, d’obtenir l’adresse IP des internautes ayant publié des contenus haineux. Les peines pour de telles publications doivent être aussi renforcées. Une autre mesure adoptée par le Conseil des ministres concerne un renforcement de la législation sur les ventes d’armes. Les services de renseignement intérieur seront consultés pour vérifier si un acheteur potentiel n’est pas « répertorié officiellement » comme sympathisant d’un mouvement radical. Les personnes détenant déjà une arme seront elles aussi contrôlées et devront la rendre si elles sont jugées trop dangereuses. Accusé d’avoir trop longtemps négligé la menace terroriste venant de l’extrême droite, le gouvernement fédéral allemand a récemment multiplié des annonces visant à montrer qu’il prend désormais la question très au sérieux. En décembre 2019, le ministre de l’intérieur avait aussi annoncé la création de 600 postes au sein de l’Office fédéral de police criminelle et de l’Office fédéral de protection de la Constitution, le service chargé du renseignement intérieur en Allemagne.
Une crise qui n’en est qu’à ses débuts
De manière générale, les conditions semblent être réunies pour que l’extrémisme de droite continue d’inspirer dans le futur proche d’autres actes terroristes. Sur le sol américain, cette idéologie avait déjà inspiré les trois quarts des attentats perpétrés de 2009 à 2018 [20]. En outre, plus de personnes ont été tuées [21] par des extrémistes de droite après le 11 septembre que par des extrémistes islamistes. L’absence de tout contrôle sur les armes, malgré la fréquence des tueries, et la banalisation par l’administration Trump d’un virulent discours contre les musulmans, d’une part, et les immigrants illégaux, d’autre part, favorise la tendance suprémaciste utltra-violente. Le FBI reconnaît suivre plus de deux cents dossiers de ce type de terrorisme et le Département de la Sécurité intérieure (Homeland security) s’inquiète des « menaces croissantes d’extrémistes violents à motivation raciste, en particulier les suprémacistes blancs aux Etats-Unis ». La comparaison avec les Etats-Unis est cependant à nuancer. Les lois existantes de l’autre coté de l’Atlantique et au sein de l’UE ne sont pas en tout points comparables. Le nombre d’attentats répertoriés est également à relativiser, la proportion aux Etats-Unis est moindre ramenée au nombre d’habitants, comparé avec l’UE. De ce fait, 47 ont été répertoriés sur le sol européen depuis 2000 jusqu’à 2019, contre 19 aux Etats-Unis. [22]
L’exaltation des internautes sur certains forums d’ultra-droite semble inspirer et appeler de futurs actes violents, ainsi que l’infiltration de plus en plus ouvertement des thèses sur le « grand remplacement » dans le débat public des démocraties occidentales. Au-delà de ce contexte très favorable, la difficulté à repérer des individus isolés avant leur passage à l’acte est d’autant plus difficile qu’ils ne sont rattachés à aucune organisation constituée, mais se réclament d’une nébuleuse raciste et paranoïaque.
Nous nous trouvons donc ici au sein d’une crise avérée car elle dépasse le terme de « menaces » avec trois attentats sur le sol allemand en moins d’un an, alors que les gouvernements successifs avaient fait de l’antifascisme le point culminant de la nation. Mercredi 5 février, avec l’élection parlementaire en Thuringe, dans l’Est du pays, pour la première fois un ministre-président libéral (CDU) a été soutenu par l’extrême-droite (AfD). On parle désormais en Allemagne de « Dammbruch », barrage rompu. Cette « nouveauté » secoue l’Allemagne, qui n’envisageait peut-être pas de revoir resurgir les fantômes du passé. Aux facteurs susmentionnés s’ajoute la crise sanitaire que nous traversons, qui favorise aussi l’apparition et la montée de ces groupes en période d’instabilité, qui inquiète les dirigeants et chercheurs. Ces groupes extrémistes cherchent en effet à déstabiliser les institutions en place, pour instaurer le chaos. La pandémie leur permet de se sentir renforcés dans leur croyance que la société moderne est sur le point de s’effondrer. En Allemagne toujours, la décentralisation du pouvoir fédéral du pays est propice à la création de confusions et fait apparaître la peur d’une instrumentalisation politique de la part de l’extrême droite. La pandémie serait l’occasion de saper la confiance dans le gouvernement fédéral, de "diffuser des théories de conspiration et de stigmatiser les migrants comme vecteurs du virus", a déclaré Thomas Haldenwang [23] (président de l’Office fédéral de la protection constitutionnelle). Aux Etats-Unis, la théorie du complot la plus répandue est celle selon laquelle certains Chinois, Américains d’origine chinoise ou Asiatiques en général seraient tenus responsables de la propagation du virus. Les Juifs ou l’État d’Israël sont aussi expressément mentionnés, selon J. Fisher-Birch (Counter Extremism Project) [24]. Les canaux de prédilection restent les réseaux sociaux, tels Messenger ou Telegram, passant parfois facilement entre les mailles des filets malgré la surveillance accrue. J. Fisher-Birch a déclaré observer depuis le début de cette crise une centaine de chaînes télégraphiques appartenant à l’extrême droite. Les plus grandes comporteraient entre 3000 et 5000 membres et les plus petites entre 200 et 300. Dans ce contexte de crise, il est primordial de centraliser les informations et les décisions entre les différentes autorités et institutions, pour coordonner les efforts et envoyer le signal d’Etats forts et unis. Des campagnes de désinformation sont en cours aux Etats-Unis. Le rôle des médias et des réseaux sociaux est central dans cette lutte contre la propagation de fausses informations à caractère xénophobe et complotiste.
Enfin, le développement rapide du terrorisme d’extrême droite ces dernières années peut s’expliquer par le fait qu’il a été éclipsé par le terrorisme djihadiste à grande échelle, et donc relégué au second plan des priorités en matière de sûreté. Les dirigeants allemands ne peuvent et ne nie plus l’évolution de cette crise, le ministre de l’Intérieur avait d’ailleurs déclaré qu’« un attentat peut se produire à tout moment [25] ».
Il apparait évident que les Etats européens doivent mettre en place une coopération plus importante afin de prévenir la menace montante du nombre d’attaques au nom de l’idéologie de l’extrême droite, tout en redéfinissant leurs moyens d’actions de lutte contre le terrorisme.
Les années à venir s’annoncent charnières pour la lutte antiterroriste et la lutte contre la radicalisation en Europe, les nouveaux systèmes mis en place devraient faire leurs preuves ou être repensés pour plus d’efficacité. Il va s’agir également d’analyser et de croiser les premiers résultats des actions menées, pour essayer d’endiguer la menace montante sur le sol européen.
Annexe :
L’Allemagne représentait entre 1990 et 2015 le pays d’Europe de l’Ouest comptant le plus grand nombres d’attentats attribués à l’extrême droite. Il faut à cela y ajouter les deux attentats commis en 2016, et les trois autres commis en 2019.
[1] Stephan Balliet, le tireur présumé de Halle, après avoir tenté en vain de pénétrer dans une synagogue dont les portes étaient fermées, a abattu une passante puis quelques minutes plus tard un jeune homme dans un restaurant turc. Il a finalement été arrêté par la police à la suite d'une course-poursuite en voiture.
[2] L’auteur des faits, Tobias Rathjen a été retrouvé mort à son domicile pendant la nuit aux côtés du corps de sa mère. Le suspect était de nationalité allemande et titulaire d’un permis de chasse, qu’il aurait utilisé pour se procurer des armes.
[3] Définition du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme «a process through which an individual adopts an increasingly extremist set of beliefs and aspirations», Report A/HRC/33/29, para. 19, UNHCHR.
[4] «La vidéo de l’attentat terroriste en Nouvelle-Zélande diffusée en direct sur Facebook», Michaël Szadkowski et Morgane Tual, 15 mars 2019, Le Monde.
[5] «NORVEGE. Le manifeste délirant d'Anders B.Breivik», 27 juillet 2011, L’Obs.
[6] « Comprendre et affronter la violence et le terrorisme d’extrême-droite », Tore Bjørgo, Jacob Aasland Ravndal, 18 octobre 2019, le Grand Continent, en ligne, disponible sur : https://legrandcontinent.eu/fr/2019/10/18/comprendre-et-affronter-la-violence-et-le-terrorisme-dextreme-droite/.
[7] Attentat à Halle: «L’Allemagne de l’Est n’a pas éradiqué le nazisme en profondeur», Paul Sugy, 10 octobre 2019, Le Figaro.
[8] Décrit de manière très détaillée toutes les mouvances de l’ultra-droite.
[9]“Facebook, Google et Twitter vont lutter contre l'extrémisme avec une nouvelle structure”, 24 septembre 2019, L’Express avec l’AFP.
[10] Comment fonctionne le logiciel eGLYPH, en ligne, disponible sur : https://www.counterextremism.com/french/eglyph-combattre-lextr%C3%A9misme-sur-le-net.
[11] La base de données du Counter Extremism Project concernant le NPD, en ligne, disponible sur : https://www.counterextremism.com/taxonomy/term/33.
[12]« Terrorisme : l’ultra-droite, menace croissante et bien identifiée en Europe », 19 mars 2019, Sud Ouest avec l’AFP.
[13]Comme l’avait fait l’Australien Brenton Tarrant quand il avait ouvert le feu contre deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 15 mars 2019 (51 morts et 49 blessés), et comme l’avait également fait l’Allemand Stephan Balliet, l’auteur de l’attaque contre la synagogue de Halle.
[14]« L’Allemagne sous le choc du terrorisme d’extrême droite », journal Le Monde, publié le 21 février 2020 par Thomas Wieder.
[15] «Terrorisme : l'Allemagne redoute l'émergence d'une violence d'extrême droite», 18 juin 2019, L’Express et l’AFP.
[16] « L’ultra-droite européenne recrute parmi les forces de l’ordre », Matthieu Suc et Marine Turchi, 10 octobre 2019, Médiapart, en ligne, disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/france/101019/l-ultra-droite-europeenne-recrute-parmi-les-forces-de-l-ordre.
[17] « Sur les 24.000 extrémistes de droite recensés en Allemagne, la moitié prête à faire usage de la violence », Jeanne Bulant, le 4 mai 2019, BFMTV, en ligne, disponible sur : https://www.bfmtv.com/international/sur-les-24-000-extremistes-de-droite-recenses-en-allemagne-la-moitie-prete-a-faire-usage-de-la-violence-1667810.html.
[18] Pour consulter la Directive (UE) 2017/541 du Parlement européen et du conseil du 15 mars 2017 : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32017L0541.
[19] En avril 2019, les eurodéputés de la commission LIBE du Parlement ont apporté quelques assouplissements à la proposition initiale de la Commission européenne, notamment le retrait dans l’heure.
[20] Article de The Soufan Center, organisation à but non lucratif produisant des rapports sur des questions de sécurité globale, en ligne, disponible sur : https://thesoufancenter.org/intelbrief-right-wing-terrorism-and-the-enemy-within/.
[21] Article publié sur le Grand Continent, le 8 juillet 2019, en ligne, disponible sur : https://legrandcontinent.eu/fr/2019/08/07/comment-le-racisme-favorise-les-fusillades-de-masse-aux-etats-unis/.
[22] Chiffres peut-être non exhaustifs et non officiels, certaines qualifications d’attaques étant difficiles à établir, en ligne disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d%27attaques_terroristes_d%27extr%C3%AAme_droite
[23] Article publié sur DW, le 1 avril 2020, en ligne, disponible sur : https://www.dw.com/de/desinformation-und-nazi-propaganda-zur-corona-pandemie/a-52985380.
[24] Entretien donné au journal allemand Der Spiegel, le 12 avril 2020, en ligne, disponible sur : https://www.spiegel.de/politik/ausland/corona-in-den-usa-wie-rechtsextreme-die-krise-ausnutzen-a-0d4c7507-47f5-4438-9330-ca09eab5cdb5.
[25] Article publié par le Grand Continent, le 10 juillet 2018, en ligne, disponible sur : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/10/07/la-revolution-brune-naura-pas-lieu/.
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