Par Marine BUSSON
Relu par Charles Siroux, chargé de communication de crise au Ministère des solidarités et de la santé. Ancien chargé de veille sécuritaire et d'analyse géostratégique chez Résilience France.
Le 9 novembre 2020, le président Martin Vizcarra a été destitué par le Congrès pour « incapacité morale ». De nombreuses manifestations, notamment portées par de jeunes Péruviens, ont ébranlé le pays et ont mené à la démission du président par intérim, Manuel Merino [1]. Depuis le 15 novembre, un troisième président dirige le pays. Francisco Sagasti arrive à la tête d’un État en crise(s) et doit le guider jusqu’aux élections présidentielles d’avril 2021.
I. Un sursaut dans une crise politique chronique
Les phénomènes récemment observés au Pérou peuvent être soit qualifiés de crise(s), soit de rupture dans l’équilibre politique selon la définition de Jean-Louis Dufour [2]. La destitution du président Vizcarra n’est en réalité qu’un élément de la crise politique chronique dans laquelle est plongé le pays depuis 2019. En effet, vice-président jusqu’en mars 2018, Vizcarra a succédé à Pedro Pablo Kuczynski, destitué à la suite de son implication dans l’affaire Odebrecht [3]. Après l’échec d’une première motion de vacance à son égard en septembre 2019, le président a décrété la dissolution du Congrès en vertu de l’article 134 de la Carta Magna. Si l’objectif d’affaiblir la majorité fujimoriste (opposition) est atteint, la dissolution a surtout accentué la fragmentation et la polarisation politique de l’organe législatif. Les élections législatives de janvier 2020 ont consacré une supériorité très fragile au parti Accion Popular (25 sièges sur 130) ; Manuel Merino se retrouve alors propulsé à la tête du Congrès en ayant été élu par 5 000 votants (dans un pays de 33 millions d’habitants). Il est d’ailleurs à l’origine de la seconde motion de vacance à l’encontre de Martin Vizcarra, le 9 novembre dernier. On assiste donc à un bras de fer entre le gouvernement et l’opposition depuis 2019.
Au-delà d’une crise politique, les récents évènements au Pérou consacrent une crise institutionnelle profonde, où les pouvoirs exécutif et législatif monocaméral s’affrontent. Un leitmotiv de longue date en ressort : la corruption, qui a concerné de près ou de loin les 35 derniers présidents du pays. Il est possible d’expliquer une partie de la popularité de Martin Vizcarra - pourtant non élu - par ses actions menées contre ce fléau endémique dans la haute sphère politique. A ce jour, 68 Congressistes sont sous investigation judiciaire pour corruption [4]. Le vote de la deuxième motion de vacance de la présidence pour incapacité morale, justifiée par des soupçons de corruption lors du mandat de gouverneur de Vizcarra (2014), peut alors s’insérer dans la logique de la confrontation des pouvoirs. La première tentative de destitution était motivée par une obstruction des enquêtes du Congrès et des tribunaux pénaux, et une omission de la vérité. Le Congrès a cette fois su tirer profit du flou juridique qui entoure la notion d’incapacité morale. La deuxième motion de vacance a recueilli plus que les 87 votes nécessaires, et constitue dès lors le point de rupture de la crise. Alexis Sierra parle d’un « coup de force » du Congrès [5].
Globalement, on peut donc observer un point de rupture dans l’équilibre politique du système péruvien, incarné par Martin Vizcarra. Ayant fait de la lutte contre la corruption le fer de lance de son mandat, il représentait une stabilité politique certaine pour le pays, ainsi qu’un espoir pour sa population. C’est une justice à géométrie variable qui semble dicter la politique au Pérou : « une justice politique immanente de type nouveau, redoutable et aléatoire, frappe certains avec rudesse et célérité, tout en fermant les yeux de façon pérenne sur d’autres », écrit Jean-Jacques Kourliandsky[6]. Les évènements évoqués justifient la demande citoyenne d’une réforme de la Constitution en vigueur, ou son remplacement.
La crise politique structurelle qui frappe le Pérou s’illustre par le décalage entre ce que pourrait attendre la population et la réalité de la classe politique. Le mandat d’Alberto Fujimori (1990-2000) consacre une présidentialisation du système politique péruvien, menant à la mise en place d’une démocratie sans parti. Dans celle-ci, aucun électeur ne trouve un candidat représentant réellement ses intérêts. C’est donc dans un paysage politique dévasté, n’arrivant pas à se réformer et entretenant une crise sociale que Francisco Sagasti est arrivé à la tête du pays.
II. Une crise sociale inattendue ?
Une crise inattendue se définit comme imprévisible mais contrôlable, selon la typologie de Stephan Gundel [7]. Le caractère prédictible de la crise sociale découlant de celle politique est questionnable. Il convient de rappeler la forte popularité de Martin Vizcarra, palpable lors des manifestations qui ont suivi sa démission. En effet, elles sont à l’origine organisées en soutien à l’ancien Président. Selon Alexis Sierra, 80% des Péruviens ne souhaitaient pas sa destitution [8]. Surtout, l’histoire politique d’Amérique latine peut expliquer une certaine inclinaison aux revendications citoyennes. Bon nombre des pays de la région ont amorcé un processus de démocratisation à partir des années 1980 ; le Pérou s’est émancipé de l’autoritarisme d’Alberto Fujimori en 2000. Après des décennies de mutisme, l’occasion est donc donnée aux populations d’Amérique latine de s’exprimer plus librement. Structurellement inégalitaires, les sociétés de la zone tentent légitimement de faire entendre leur voix par la manifestation dans la rue. Le discours politique vendu à la population péruvienne par les médias est celui d’un système corrompu et désintéressé. Dans d’autres pays de la région, on observe également des émeutes (Chili depuis 2019, Bolivie en 2019 et 2020, Guatemala en novembre 2020). Il convient également de prêter attention au contexte actuel de pandémie mondiale. L’Amérique latine a longtemps été l’épicentre de la Covid-19 ; le taux de mortalité du virus place le Pérou en 3e position du classement Worldometers [9]. Globalement, la Commission Economique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPAL) annonce que la région attend la « pire récession de toute son histoire » [10] et prévoit une baisse de 9,1 % du PIB régional en 2020. La décroissance permet de confirmer le lien entre une économie en difficulté et le mécontentement. Dans un sens, la situation pouvait donc être prédictible. En effet, le pays a une « histoire instable » selon Lissell Quiroz [11] : (guerre civile (1980-1992), régime autoritaire, succession de présidents, affaires de corruption, etc.). Les récents évènements témoignent d’une demande populaire d’un changement radical dans le pays. Le modèle néo-libéral imposé par le président Fujimori trouve aujourd’hui ses limites : dans le contexte de la crise sanitaire, les Péruviens sont confrontés aux limites de la politique de privatisation des services publics, opérée il y a 30 ans.
Un effet de domino se met en place lorsqu’en l’absence de vice-président, Manuel Merino accède à la présidence du pays, le 10 novembre. Les manifestations et révoltes populaires prennent alors davantage d’ampleur. Face au mécontentement des citoyens (multiplication des posts et pancartes mentionnant #Merinonoesmipresidente), l’influence du nouveau président est restreinte. L’appel lancé par Merino aux forces de l’ordre cristallise le phénomène de crise. La répression violente interpelle la scène internationale : L’Organisation des États Américains (OEA) a exprimé sa « profonde préoccupation face à la nouvelle crise politique au Pérou » [12], la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme a condamné la mort de 2 manifestants [13]. Les pressions médiatique, politique, internationale et citoyenne amènent à la démission de Manuel Merino, le 15 novembre. En dépit d’un Cabinet monté dans la précipitation, le manque de planification de l’ancien leader du Congrès corrobore la thèse d’une crise inattendue. De même, l’échec de l’élection en urgence de la candidate Rocio Silva Santisteban à la succession de Manuel Merino parachève l’idée d’une préparation insuffisante à un évènement politique d’une telle ampleur. La définition de la crise entendue par Julien Freund d’un point de vue sociologique prend ici un sens particulier : elle « est liée aux altérations et aux ruptures que peut provoquer le changement » [14].
III. Un apaisement de la crise par l’argument électoral
Dans l’urgence, c’est la voie de l’apaisement des tensions qui semble alors privilégiée : Francisco Sagasti, ayant voté contre la destitution du président Vizcarra, est élu par le Congrès pour prendre la tête du pays. Il annonce le maintien des élections présidentielles prévues en avril 2021 et formule le souhait de mettre fin à la crise de représentation citoyenne vis-à-vis du Congrès [15]. Cependant, ces élections ne doivent pas être de nouveau l’objet de scandales. Il convient de surveiller leur déroulement et leur dénouement en entendant que « le cycle politique […] est assez indéterminé » en Amérique latine, selon Christophe Ventura [16]. En effet, le processus de vote vise davantage à sanctionner le parti sortant, dans le cadre d’une défiance généralisée envers la classe politique. Martin Vizcarra a d’ores et déjà annoncé s’y présenter sous la bannière du parti Somos Peru. Les enjeux principaux semblent être le regain de confiance de la population péruvienne, pouvant se faire à travers la prise en compte de leurs revendications, ainsi que le renforcement du respect de la séparation des pouvoirs. Après avoir annoncé l’incompétence de l’organe législatif suprême quant à la validité de la motion de vacance, Marianella Ledesma, présidente du Tribunal Constitutionnel péruvien, a indiqué : « La séparation des pouvoirs a pour but d’éviter leur concentration dans les mains d’une seule personne ou d’un seul organe de pouvoir. Une seule personne, un seul organe ne peut légiférer, administrer et juger. Cette séparation et cet équilibre des pouvoirs assurent le respect des libertés »[17]. La question constitutionnelle a été reportée par le nouveau président par intérim ; pour le gagnant des élections présidentielles d’avril 2021, l’enjeu sera d’entendre et écouter les revendications de la population afin de poser la pierre d’un nouveau contrat social, plus représentatif et juste.
[1] Crisis politica en Peru : se suspende sesión del Pleno virtual hasta las 2:00 p.m., La Republica, 15 novembre 2020. https://larepublica.pe/politica/2020/11/15/crisis-politica-en-peru-en-vivo-noticias-de-ultimo-minuto-hoy-15-de-noviembre-2020-atmp/ [2] DUFOUR, J.-L. « Les crises internationales. De Pékin 1900 à Sarajevo 1995 ». In: Politique étrangère, n°2 – 1996 – 61ᵉannée. p. 433. [3] Affaire de corruption débutée en 2014 impliquant une entreprise de BTP brésilienne, Odebrecht. Elle aurait versé près de 788 millions de dollars de pots-de-vin à diverses personnalités politiques d’Amérique latine (dont des chefs d’Etat), en échange de l’obtention de marchés publics. [4] Crisis en Peru : 3 claves que explican la inestabilidad política en el país, BBC News Mundo, 12 novembre 2020. https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-54916840 [5] SIERRA, A., entretien pour l’émission Les Enjeux Internationaux, France Culture, 11 novembre 2020. [6] KOURLIANDSKY, J.-J., Amérique latine et démocraties « Raminagrobis », juge suprême de la fable de La Fontaine, IRIS, 16 septembre 2020. [7] GUNDEL, S., Towards a New Typology of Crises, Journal of Contingencies and Crisis Management, 2005, p. 106-115. [8] SIERRA, A., entretien pour l’émission Les Enjeux Internationaux, France Culture, 11 novembre 2020. [9] https://www.worldometers.info/coronavirus/ au 2 décembre 2020. [10] « COVID-19 pandemic will lead to the biggest contraction in economic activity in the region’s history”, CEPAL, 21 avril 2020. [11] « Pérou : un pays à bout de souffle ? », Géopolitique, le débat, RFI, 29 janvier 2021. https://www.rfi.fr/fr/podcasts/g%C3%A9opolitique-le-d%C3%A9bat/20210129-p%C3%A9rou-un-pays-%C3%A0-bout-de-souffle [12] Communiqué de presse de l’OEA, 11 novembre 2020. https://www.oas.org/es/centro_noticias/comunicado_prensa.asp?sCodigo=C-111/20 [13] Compte Twitter officiel de la CIDH, 15 novembre 2020. https://twitter.com/CIDH/status/1327999297858793474?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1327999297858793474%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Flarepublica.pe%2Fmundo%2F2020%2F11%2F15%2Fcidh-condena-el-asesinato-de-dos-manifestantes-en-protesta-contra-manuel-merino%2F [14] FREUND, J., Sur deux catégories de la dynamique polémogène, in Communications, 1976, pp. 101-112. [15] Les manifestants clamaient notamment « Este Congreso no me representa » (Ce Congrès ne me représente pas). [16] VENTURA, C., BONIFACE, P., Amérique latine : la gauche de retour ?, Les entretiens de l’IRIS, 18 novembre 2020. https://www.iris-france.org/151886-les-entretiens-de-liris-amerique-latine-la-gauche-de-retour-avec-christophe-ventura/ [17] BARBOZA QUIROZ, K., Entretien de Marianella Ledesma : “Un solo poder no puede legislar, administrar y juzgar”, El Comercio, 12 novembre 2020. https://elcomercio.pe/politica/marianella-ledesma-un-solo-poder-no-puede-legislar-administrar-y-juzgar-congreso-manuel-merino-martin-vizcarra-vacancia-presidencial-noticia/
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