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Bolivie, retour sur une crise politique

Dernière mise à jour : 7 mai 2020

Par Valentin BRENIAUX & Sacha POPOVICI

Le 21 octobre dernier, Evo Morales s’est proclamé gagnant des élections présidentielles alors même que le scrutin n’était pas encore établi. Cela a abouti à de violentes manifestations anti-Morales sans précédent dans le pays, qui se sont soldées par la démission de ce dernier ainsi que son gouvernement le 10 novembre, notamment après des mutineries policières et l’appel de l’armée. Ainsi, s’en est suivie l’arrivée au pouvoir par intérim de Jeanine Añez, ancienne vice-présidente du Sénat, appuyée par l’armée.  Cela a déclenché des manifestations, cette fois pro-Morales, débouchant sur un blocus complet de la Paz avec 27 morts et plus de 800 blessés depuis le début du conflit (au 20 novembre) [1].


La transformation d’une crise post-électorale en crise politique globale : une crise progressive


Le phénomène semble avoir tout d’une crise. Cette dernière est caractérisée par un point de rupture dans l’équilibre politique du système bolivien [2], qui s’incarnait en la personne d’Evo Morales. Ayant remis les autochtones sur le devant de la scène par sa forte personnalité, il demeurait la clé de voûte de l’ensemble du pays. Le système s’était de plus pérennisé avec l’assise du pouvoir par Morales dès 2007 en masquant les tensions nationalistes ayant émaillé la Bolivie. On passe donc d’un système organisé autour d’une personne centrale à un système désorganisé autour d’une personne centrale contestée, forcée à démissionner.


Cette crise est avant tout politique, et est également progressive. Si cette dernière a commencé par l’annonce anticipée de la victoire électorale de Morales et des soupçons de fraude, celle-ci a très vite pris des proportions exponentielles. Secouant d’abord la Paz puis l’ensemble des villes moyennes du pays, elle se matérialise par des émeutes anti-Morales qui très vite tournent à l’escalade de la violence avec de nombreux morts. Le refus de l’armée à se rallier au pouvoir en place entraine la démission et la fuite du président après 12 ans d’exercice au pouvoir.


De là, la crise devient une crise engrenage avec l’accession rapide au pouvoir de Jeanine Añez, grâce à l’aide de l’armée. Les manifestations deviennent donc anti-Añez, portées par des militants pro-Morales. Ainsi, est observable un changement de paradigme dans l’opinion de la contestation. Tout d’abord anti-Morales jusqu’à la démission de celui-ci, elle devient pro-Morales depuis l’accession au pouvoir de Jeanine Añez. Cela entraine inévitablement des affrontements entre ces deux pans de la société bolivienne, déjà très polarisée politiquement [3].


La peur d’un retour en arrière dans les démocraties sud-américaines : les coups d’Etat


La démission de Morales ainsi que son gouvernement et l’appui de l’armée a rappelé chez beaucoup un coup d’Etat militaire, comme l’Amérique latine en a connu au Chili, en Argentine ou au Nicaragua, fédérant de ce fait les groupes de soutien pro-Morales contre cette menace nationaliste. Selon Pascal Boniface, c’est un réel coup d’Etat militaire qui a conduit Evo Morales à démissionner [4]. L’appel à la démission par l’armée du général Williams Kaliman et par la police avec le Général Vladimir Yuri Calderon, est une intervention de l’institution militaire dans un conflit politique. Cela entraine donc une rupture de l’ordre constitutionnel. C’est ce que l’on appelle un coup d’Etat pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine [5].


Cette manœuvre politique questionne sur un possible retour en arrière dans ces démocraties latino-américaines. En effet, depuis un certain temps déjà en Bolivie, les citoyens ont intégré l’idée que c’est uniquement par les urnes que l’on élisait quelqu’un pour obtenir le pouvoir, et non pas par les armes. Revoir l’institution militaire sur le devant de la scène politique en Bolivie témoigne d’un réel retour en arrière. Dans le cas bolivien, l’armée a donc favorisé l’arrivée au pouvoir d’un nationalisme bolivien fortement contesté.


Le nationalisme bolivien, idéologie politique contestée par de nombreux citoyens


Une forme de néonationalisme sud-américain semble émerger de nouveau, incarnée au pouvoir en la personne de Jeanine Añez, membre du parti Comunidad Ciudadana avec l’appui d’un leader nationaliste : Luis Fernando Camacho. Tous deux veulent rétablir l’ancien système politique bolivien en lieu et place du système socialiste à forte personnalité du parti MAS (Movimiento al Socialismo) incarné par la personne d’Evo Morales. Ce nationalisme se trouve confronté à une forte opposition de la part de certains citoyens boliviens. Cela a abouti à des émeutes encore plus intenses que les précédentes car dirigées explicitement contre l’armée et les partisans anti-Morales, et à un blocage alimentaire et logistique complet de la capitale notamment par les producteurs de feuilles de coca, soutiens majeurs de Morales. La légitimité contestée de Jeanine Añez, car assimilée à un coup d’Etat et la promulgation de la loi sur l’impunité de l’armée combinée à la peur des minorités autochtones d’être discriminées à nouveau semblent bloquer toute possibilité immédiate d’un dialogue en vue d’une stabilisation du système institutionnel bolivien [6].


D’une simple crise politique, il semble ainsi que la crise mute peu à peu en guerre civile de par la progression incessante des tensions et l’armement des parties de chaque côté. Si elle reste sur un plan strictement national pour l’instant, elle atteint cependant un niveau conséquent avec une paralysie complète tant économique qu’institutionnelle.


Le double appel à la paix sociale favorisant l’accroissement des violences


Le double appel à la paix sociale par chacun des acteurs du conflit semble annoncer un risque d’enlisement de la crise. Les militants pro-Morales réclament la démission immédiate de Jeanine Añez et le retour d’Evo Morales, notamment par des milices telles que la milice aymara à El Alto. Leur chef, « Hugo Chavez », annonce la couleur pour les évènements futurs : « pour que la paix revienne, il faut qu’Evo revienne. Nous voulons la guerre, et c’est ce qui se passera si Jeanine Añez ne part pas ». Evo Morales lui-même, depuis son asile au Mexique, envisage un probable retour en Bolivie si le peuple le demande, pour selon lui, rétablir la paix.


De son côté, Jeanine Añez justifie son accession au pouvoir à travers « la nécessité de créer un climat de paix sociale ». Cette paix sociale, pourtant appelée par les deux bords ne semble pas être proche. En effet, en plus d’opposer deux pans de la vie politique bolivienne, cette crise oppose les boliviens entre eux. Les représailles et les combats ne sont pas uniquement entre les forces de l’ordre et l’armée contre les opposants pro-Morales. Les affrontements entre citoyens boliviens des deux bords sont fréquents. Cela entraine évidemment un climat de tensions et de violence permanente.


L’inévitable tenue rapide d’élections non frauduleuse : un apaisement possible de la crise


Jeanine Añez a annoncé le 20 novembre 2019 son souhait de mettre en place des élections rapides pour sortir de la crise bolivienne. [7] Cela semble en effet le seul moyen d’apaiser les tensions entre les manifestants. Dans un pays où la politique est aussi polarisée, il est indispensable que des élections soient tenues, et le plus rapidement possible. Le blocus mis en place par les pro-Morales commence sérieusement à faire tomber le pays dans une crise économique.


Cependant, la tenue de ces élections ne doit pas tomber de nouveau dans des scandales mêlant fraude électorale et manipulation politique. Jeanine Añez se doit de s’écarter de l’institution militaire et rétablir un ordre constitutionnel et politique. Pour autant, les manifestants anti-Añez devront également assouplir leur position concernant le retour d’Evo Morales. Si ce retour doit se faire, il est évident qu’il doit être à travers les urnes. C’est le prix à payer pour entrevoir une sortie de crise.


La crise bolivienne plonge le pays dans une situation où tout peut finalement arriver. Toute escalade de violence ou nouvel évènement politique peut continuer de faire évoluer la crise vers une forme plus globale. Ainsi, tous les scénarios seraient possibles. Un retour d’Evo Morales qui entrainerait de nouvelles contestations semble improbable du fait de l’absence de soutien militaire et policier. Le rôle de l’armée peut devenir prépondérant si Jeanine Añez reste au pouvoir : les liens qui les unissent sont déjà forts. Dans tous les cas, la crise bolivienne n’est pas prête de prendre fin. C’est l’avis de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine pour qui la crise ne fait que commencer [8].



 

[1] Rapport de presse de la Cour Interaméricaine Des Droits de l’Homme (CIDH) de Novembre 2019, consultable sur : https://www.oas.org/en/iachr/media_center/PReleases/2019/293.asp

[2] DUFOUR, Jean-Louis. « Les crises internationales. De Pékin 1900 à Sarajevo 1995 ». In: Politique étrangère, n°2 – 1996 – 61ᵉannée. p. 433.

[3] BATAILLON, Gilles, LESTAGE, Françoise. « Introduction : Sociologie politique de la Bolivie », Problèmes d’Amérique latine, vol. 91, no. 4, 2013, pp. 7-16.

[4] BONIFACE, Pascal. « Le retour des coups d’Etat militaires ? », 2019. Consultable sur : https://www.youtube.com/watch?v=EG5JScINeu4

[6] LANDIVAR, Diégo, RAMILIEN Émilie. « Indigénisme, capitalisme, socialisme : l’invention d’une « quatrième voie » ? Le cas bolivien », L’Homme & la Société, vol. 174, no. 4, 2009, pp. 97-118.

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