Par Lou ROCCA
Directeur de publication: Thomas MEZSAROS
Responsable pédagogique: Fabien DESPINASSE, Julie DUNOUHAUD
Introduction:
Le général de Gaulle disait «La défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y saurait manquer sans se détruire lui-même » (1). Pour Tristan Lecoq[1] , professeur d'histoire de la défense et de la sécurité nationale à l’Université Paris IV Sorbonne, l’organisation de la défense nationale, au cœur du projet politique du Général De Gaulle dès le début de la Ve République, représente un véritable modèle de gouvernement persistant et influant sur les dirigeants français qui ont suivi (2). Le Général De Gaulle avait été traumatisé par la défaite et l’humiliation de Juin 1940. Ainsi, ses réflexions ont abouti sur la construction d’une défense nationale basée sur trois piliers : la dissuasion nucléaire, la défense opérationnelle du territoire et enfin, les projections de troupes hors métropole. La défense nationale gaullienne découlait donc à la fois d’un héritage stratégique ancien (il était l’un des chefs du Service général permanent de la défense nationale de 1932 à 1937) et à la fois des conséquences d’un choc géopolitique identifié. Emmanuel Macron, dans son discours devant la 27e promotion de l’École de Guerre du 7 février 2020, reconnaissait que « les défis globaux (…) affectent, directement ou indirectement, notre stratégie de défense » (3). L’objectif de ce discours est alors de rappeler à ses interlocuteurs, travaillant à la mise en place de la politique de défense française, les « fondamentaux de notre stratégie de défense ». (3). La politique de défense défendue par E. Macron s’inscrit dans une nouvelle logique stratégique d’intégration directe de la coopération européenne. Cette logique s’est institutionnalisée dans la Revue Stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Par ailleurs, l’un des trois objectifs de la PFUE est la mise en place d’une Europe « souveraine et autonome », par un travail sur la politique de défense de l’Europe. Cependant, ce projet de défense, circonscrit géographiquement, est complexe. En effet, si la PFUE peut être un moyen pour la France d’accélérer sa mise en œuvre, E. Macron souhaite également que cette défense soit ouverte à des pays non-membres de l’Union Européenne, à l’image du puissant allié britannique. Cette volonté d’étendre cette alliance de défense à tout le continent européen traduit la prise de conscience des dirigeants politiques français de l’intérêt géostratégique de l’Europe, dans son ensemble, face à la repolarisation actuelle du monde.
Ainsi, nous tenterons de comprendre si le projet de défense européenne autonome porté par la France lors de cette PFUE résulte d’un dessein stratégique franco-français, ou s’il ne serait pas le résultat d’une stratégie réaliste d’équilibre des puissances ?
I. L’intégration de la défense européenne dans la stratégie de défense française au gré de l’évolution géopolitique du monde. (Une stratégie pragmatique)
1. Lecture des Livres blancs de la défense : la prise d’ampleur de l’Union Européenne dans le projet de défense national (Les faits)
Le Général De Gaulle n’était pas entièrement opposé à la construction européenne. Cependant, cette dernière devait aboutir à une « Petite Europe » (6 pays) et rester au stade de confédération (4). Une coopération dans le domaine de la défense aurait été difficilement envisageable pour celui qui, malgré les réticences des Etats-Unis et au second plan de l’Angleterre et de l’Allemagne, annonça en 1958 que la France aurait l’arme atomique (5). Souveraineté nationale et défense européenne semblait donc quelque peu antagoniste à l’entame de la Ve République.
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 marqua une première rupture dans l’intégration de l’Union Européenne au projet de défense français. Cependant, une analyse à la fois sur le fond etsur la forme de cet ouvrage stratégique permet de montrer l’importance relative que la coopération européenne revêtait dans l’esprit des stratèges français. Le Chapitre 5, intitulé « L’engagement de la France dans l’Alliance Atlantique et dans l’Union Européenne » ne consacre que cinq pages à cette dernière et pourtant il est indiqué que “la France considère que la construction européenne en matière de défense et de sécurité est une priorité”. Malgré ce court espace dédié à l’Union, on y perçoit clairement la stratégie française. La multiplication des crises aux frontières de l’Europe a rendu cette coopération nécessaire et la France préconisait surtout de s’appuyer sur des mécanismes européens déjà en place, à l’image de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) ou encore de l’Organisation Conjointe de Coopération en matière d’Armement (OOCAr). La France souhaitait déjà se placer dans une posture proactive et proposait implicitement la normalisation de l’ « Europe à plusieurs vitesses », dans un soucis d’efficacité : « La France s’efforcera d’avancer dans cette voie avec les États de l’Union qui partagent la même ambition ». (6). Dans la même logique, elle voyait les coopérations bilatérales comme un potentiel vecteur d’amélioration de la défense européenne, avec notamment ses partenaires historiques, l’Allemagne et le Royaume-Uni. L’idée d’une culture stratégique européenne était alors en train d’émerger et on percevait d’ores-et-déjà la volonté française d’occuper une place de premier rang dans une potentielle future organisation de la défense européenne.
Une deuxième rupture est apparue en 2017 avec la parution de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale (7). Cette revue assure la continuité stratégique avec les précédents ouvrages, en témoigne la reprise des cinq fonctions stratégiques énoncées par Nicolas Sarkozy puis déjà reprises par François Hollande : dissuasion, protection, prévention, intervention, connaissance et anticipation. Mais cette fois-ci, un tiers de l’ouvrage est dédié à « Notre stratégie de défense : autonomie stratégie et ambition européenne ». Dans ce chapitre, découpé lui-même en cinq sous-chapitres, douze pages sont entièrement consacrées à l’autonomie de la défense européenne. La simple lecture du sommaire de la revue indique la prise d’importance de la stratégie européenne de défense dans la politique française de défense. Dans le détail, le gouvernement français indique sa volonté d’approfondir ses « partenariats stratégiques indispensables » et tente d’institutionnaliser un peu plus cette « Europe à plusieurs vitesses » : « Dans la nouvelle Europe qui se dessine, la France doit proposer des partenariats de défense ambitieux à ses partenaires, selon une logique différenciée et en priorité aux pays européens volontaires et capables. » (page 58). Ainsi, dès 2017, le gouvernement français indiquait sa volonté de renforcer la coopération de défense entre partenaires de l’Union Européenne, mais également avec des États de l’Europe avides de renforcer cette coopération continentale. Si la stratégie européenne de défense d’Emmanuel Macron pourrait être facilement intégrée dans sa stratégie européenne globale, il est à noter qu’elle résulte également d’une réalisation pragmatique de l’intérêt géostratégique du continent européen pour la défense de l’Union Européenne, certes, mais également pour celle de la France.
2. Dépasser le caractère « europhile» d’Emmanuel Macron : la réalisation progressive et pragmatique de l’avantage, pour la France, de resserrer l’alliance défensive à l’échelle du continent européen (L’analyse)
Les difficultés à percevoir correctement puis à définir les menaces pesant sur le territoire européen ne sont pas nouvelles. La rédaction du Livre blanc de 1994 (8) était par exemple nécessaire de par la recomposition géopolitique internationale suite à la chute de l’URSS qui, bien qu’elle avait fait disparaître la perception d’une menace directe aux portes de l’Europe, avait confirmé le caractère incertain du monde car la nouvelle menace qui pesait sur l’Europe n’était que difficilement identifiable. La Revue stratégique de 2017 constate à nouveau « (l)’ ’incertitude sur l’environnement stratégique et (l)’évolution permanente de la menace (…) » (7).
La défense des États[1] européens et de l’Europe a donc dû s’adapter à un changement de la nature de la menace, mais également à un changement de la nature des politiques de défense. En effet, la fin de la Guerre Froide, temps de la multiplication des traités de non prolifération nucléaire, avait confiné la dissuasion nucléaire dans la stratégie des États. Le Général Gallois, « père » de l’arme nucléaire française, considérait que la véritable dissuasion devait reposer sur la défense de la sanctuarisation du territoire national. Ainsi, l’arme nucléaire devenait une arme de « non emploi » (9). La « fin de l’histoire » (10) n’a finalement pas eu lieu et existe aujourd’hui un bloc américain, toujours superpuissant, un pôle chinois en ascension (la Revue stratégique de 2017 ne fait état que de la menace chinoise, et non de la russe) et un pôle russe dont la menace est aujourd’hui bien réelle. Si la menace était surtout de nature terroriste dans les années 2000 et dans la première moitié des années 2010, à partir de 2014, elle se concentre autour du comportement de la Russie (dans son ex sphère d’influence soviétique ou en Afrique) et de la Chine (notamment en mer chinoise méridionale). La France, intégrée dans l’Europe, se retrouve au cœur de ces conflictualités.
Ainsi, les États européens peuvent choisir d’associer leur politique de défense à tel ou tel pôle d’influence plus puissant qu’eux. Cependant, l’héritage géopolitique français la guide davantage vers la voie de l’autonomie et de la préservation de la souveraineté. Finalement, cette autonomie nationale a tout intérêt à passer par une coopération continentale pour ne pas devenir dépendante à quelque pôle d’influence qui soit. Cette logique d’indépendance, on la retrouve dans tous les discours d’E. Macron sur l’Europe (2017-2019-2021-2022) et c’est ce qui guide actuellement la France en charge, pendant quelques semaines encore, de la présidence de l’Union Européenne.
Par ailleurs, les crises successives auxquelles l’Union Européenne a dû faire face ont montré l’efficacité de la coopération européenne (couple franco-allemand contre l’instabilité du continent post Seconde Guerre Mondiale, crises de nature cyber dans les années 2010, crise économique de 2008, pandémie mondiale du Covid-19).
Si la France pousse vers la création d’une véritable « Europe de la défense » c’est parce que le rôle de la France dans un tel projet serait celui de « moteur » (12), de par ses capacités matérielles et parce que c’est elle qui porte ce projet, d’autant plus mis en lumière par la visibilité médiatique offerte par sa fonction de PFUE.
L’autonomie et la souveraineté de la défense européenne occupent donc une place importante dans la politique de défense globale de la France. Résultat de la conjoncture géopolitique et d’un projet européen personnel peaufiné par Emmanuel Macron depuis 2017 (13), ce projet de défense européenne ne sera effectif que s’il prend essence dans une culture stratégique de défense européenne. À nouveau, la PFUE doit être un moment catalysant pour la mise en œuvre de cet objectif français.
II. La nécessité de la construction d’une culture stratégique de défense européenne commune pour structurer le passage à la tactique
1. Des partenariats de défense bi-latéraux (ou multilatéraux) multisectoriels: quand l’opérationnel devance la stratégie
Si la « crédibilité à long terme » d’une « culture stratégique commune aux européens » (11) est un objectif qui reste à atteindre, des partenariats bilatéraux de défense ont déjà été passés entre certains pays afin d’accélérer le processus de défense européenne. De tels échanges de savoir-faire ont eu lieu dans tous les milieux stratégiques investis par les armées nationales :
- armée de terre : Le 27 mars 2020 était annoncée la création de la Task Force Takuba. Treize pays de l’Union Européenne (Allemagne, Belgique, Danemark, Estonie, France, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, République tchèque, Malin et Niger) se sont engagés à multiplier leurs efforts pour venir à bout de la « résilience des groupes terroristes » (14). Le 17 février 2022, la France indiquait la fin des opérations anti-djihadistes Barkhane et Takuba pour cause de dégradation de ses relations avec la junte malienne au pouvoir (15). Malgré son récent échec, elle est l’exemple d’une tentative de coopération militaire entre différents États européens.
- marine : Il existe une coopération des marines européennes incarnée dans la Force maritime européenne (EUROMARFOR[1] ), créée en 1995 par la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Le but était de mettre au point une force multinationale pour la réalisation de certaines missions décidées par la déclaration de Petersberg de 1992.
- armée de l’air : La création de l’escadron franco-allemand C130J le 3 septembre 2021. Le commandant Franck Dumora a pris le commandement de cet escadron sur la base 105 à Évreux. Sur les 150 militaires, 20% sont allemands. Cet escadron de “transport militaire aérien” européen est unique. Le commandant français est secondé par son homologue allemand le lieutenant-colonel Maik et ils communiquent ainsi en langue anglaise. “L’objectif principal consiste en une pleine intégration opérationnelle sur l’ensemble des vecteurs des deux pays.”. Pour l’instant, 4 C130J ont été livrés. Parmi eux, deux peuvent se faire ravitailler en vol et la flotte devrait atteindre à terme un effectif de 10 avions. (16)
- espace : “Le satellite franco-italien de télécommunications civilo-militaire à très haut débit Athena-Fidus (Access on theatres for European allied forces nations - French Italian dual use satellite) a été lancé avec succès le 6 février 2014 depuis le « port spatial » de Kourou (Guyane)”. Ce satellite servira à des transmissions de trois gigabits de données par seconde notamment pour aider, dans leur gestion de crise, les armées des deux pays mais aussi les instances de sécurités civiles des deux pays. Développé conjointement avec le CNES et l’Agence Spatiale Italienne, sa mise en œuvre est assurée par Thales Alenia Space, une entreprise franco-italienne.
- cyberespace : la coopération dans le domaine de la cyber sécurité n’est pas encore une évidence pour les différents partenaires européens. L’Union Européenne travaille depuis plusieurs années à l’intégration des questions de cyberdéfense et de cybersécurité dans le cadre de la PSDC, mais cette coopération européenne se heurte à différents obstacles. Le cyberespace n’a été reconnu que récemment comme un domaine opérationnel propre (en 2016 par l’OTAN (17) par exemple). Par ailleurs, les préoccupations de souveraineté nationale des États empêchent souvent la mise en place d’une réelle coopération dans le cyber. Au-delà de cette problématique, la difficile imputation des cyberattaques et surtout la législation dans le domaine du cyber qui reste encore confinée aux niveaux nationaux (18) rendent un peu plus ténue cette coopération européenne, pourtant nécessaire aux vues de la multiplication des cyberattaques ces dix dernières années.
Le projet français de défense européenne induit un passage de la réaction aux évènements à l’anticipation. Ainsi, E. Macron expliquait devant le Parlement Européen en janvier 2021 qu’ « En matière de défense, enfin, nous ne pouvons pas nous satisfaire d'être en réaction aux crises internationales. Il nous faut une puissance d'anticipation qui organise la sécurité de notre environnement ». Cette capacité d’anticipation requiert la définition d’une stratégie européenne de défense et donc de l’intégration d’une « culture stratégique », par tous les partenaires européens, mais pas que.
2. Construire une « Défense Européenne » : une culture stratégique européenne entre l’Union Européenne et l’OTAN
Si des projets de coopération de défense au niveau européen ont donc déjà été mis en place, la création d’une véritable défense de l’Europe coordonnée exigerait qu’une culture stratégique soit partagée par tous les européens. Dans l’esprit des stratèges français et en premier lieu d’E. Macron, « européens » est ici à entendre au sens d’habitant du continent Européen, et non seulement au sens d’habitant d’un pays membre de l’Union Européenne. Ainsi, le projet de défense européenne porté par la France se veut autonome et donc non exclusivement lié à l’OTAN ou à l’Union Européenne.
OTAN
Bien sûr, un tel projet renvoi à l’organisation même de l’OTAN et du gros déséquilibre qu’il existe entre les Etats-Unis d’une part et les pays européens d’autre part. Si le président Macron avait déclaré l’OTAN en état de « mort cérébrale » en 2019 (19), les évènements récents de la guerre en Ukraine ont semblé redonner une justification et une consistance à cette alliance nord-atlantique. La France est historiquement méfiante vis-à-vis de l’implication écrasante des Etats-Unis dans l’alliance. En 1966 par exemple, le Général De Gaulle avait décidé de sortir la France du commandement intégré de l’OTAN et ce n’est pas un hasard si cette nouvelle avait été transmise par écrit par le président français directement à son homologue américain Lyndon Johnson (20). Cette décision avait été motivée par une volonté de conservation de la souveraineté nationale de la France et elle est reprise par bon nombre d’hommes politiques français actuels, émanant de tous les bords politiques (Jean-Luc Mélanchon ou encore Marine Le Pen). Cependant, E. Macron n’a pas défendu la sortie du commandement intégré de l’OTAN durant la campagne présidentielle de 2022. À nouveau, le projet d’Europe souveraine, qui passe par une défense autonome et porté par la France lors de cette PFUE n’est pas exempt de l’héritage géopolitique qui lie notamment l’Europe à son allié historique outre atlantique (21).
Union Européenne
Vingt sept États européens sont membres de l’Union Européenne. Depuis 2017, 25 États membres ont par ailleurs activé le mécanisme de la Coopération Structurée Permanente de l’Union Européenne qui prévoit, pour un noyau d’États, la possibilité de coopérer dans le domaine de la défense. Un projet de défense européenne ne peut donc se faire sans l’appui de l’Union Européenne. L’originalité de la France est la promotion assumée d’une « Europe à plusieurs vitesses » (22) afin d’accélérer le processus de défense européenne. C’est dans cette logique qu’est lancée en 2018 l’Initiative Européenne d’Intervention, sous les auspices de la France
La France veut aujourd’hui aller plus loin car les évènements récents en Ukraine ont montré l’attachement des Etats-Unis à continuer à apparaître comme les seuls capables d’assurer la sécurité du continent européen (21).
Elle souhaite donc mettre en place cette défense européenne, tout en restant dans le cadre de ses accords politiques passés. Ainsi, dès 2019, E. Macron préconisait la rédaction d’un « traité de défense et de sécurité (…) en lien avec l’OTAN et nos alliés européens ». (23). Mais ce projet de défense de l’Europe serait donc ouvert à tout pays européen, pour « soutenir, au sein comme en dehors de l’UE et de l’OTAN, toutes les initiatives prometteuses qui renforcent la convergence stratégique entre Européens et intéressent leur sécurité commune ». En premier lieu, cela est tourné vers son allié d’outre-manche. L’objectif est le « maintien d’un lien bilatéral solide avec le Royaume-Uni » (11). Cependant, la relation de coopération en matière de défense reste ambiguë avec le Royaume-Uni. La France s’accommode par exemple de la sortie de l’Union Européenne de cette autre puissance nucléaire. Cela lui permet de proposer (même si cela est resté lettre morte à ce jour) à ses partenaires européens de se placer sous le bouclier nucléaire français, seule puissance nucléaire membre de l’Union Européenne. La relation de coopération franco-britannique est cependant institutionnalisée par le Traité de Londres (Lancaster House Treaty) de 2010 qui prévoyait par exemple la création d’une force expéditionnaire commune interarmée la Combined Joint Expeditionnary Force.
Ainsi, le projet « d’Europe de la défense » porté par la France lors de cette PFUE n’exclut pas, de fait, ni l’OTAN ni l’Union Européenne, tant que ces deux organisations n’outrepassent pas la souveraineté des États dans leur domaine de défense. Ce projet est l’aboutissement de la promotion d’une « Europe à plusieurs vitesses » explicitée par Emmanuel Macron en mai 2022 lors d’un discours durant lequel il appela également à la création d’une « Communauté politique européenne ». Cette coopération, politique, est destinée notamment aux pays non membres qui se trouvent sur son flanc Est pour leur proposer des coopérations économiques et sociales. La stabilisation et la coopération avec ces pays participerait in fine à la défense de l’Europe. Reste encore à convaincre ces États de coopérer avec l’Ouest de l’Europe plutôt qu’avec leur voisin russe. [1] La peur de voir l’histoire se répéter avec le comportement agressif de la Russie ou encore leur partenariats économiques ou de défense avec les États-Unis peuvent être des freins pour certains pays de l’Est de l’Europe dans leur adhésion au projet de défense porté par la France.
Dans la réalité, on peut se questionner sur la plausibilité de cette « culture stratégique partagée entre européens ? » : de nombreux pays ne souhaitent pas s’éloigner de l’OTAN, d’autres souhaitent plutôt s’accommoder des processus institutionnels déjà existants (ex : PSDC), à l’image du Danemark. En effet, 67% des habitants de ce pays considéré comme « eurosceptique » ont dit « oui » à la participation du Danemark à la PSDC (24). Cependant, ce résultat pourrait aussi être un signe de l’existence d’une « culture stratégique » partagée entre européens qui seraient peut-être prêts à rentrer dans une phase opérationnelle.
Conclusion :
L’héritage géostratégique français, qu’on associe souvent au Général de Gaulle, ainsi que la volonté de la France de rester souveraine dans un monde en pleine repolarisation pousse cette dernière à promouvoir un véritable projet de défense de l’Europe. La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 posait les premières pierres de ce projet. Cependant, la visibilité (médiatique et politique) offerte par ces six mois de PFUE sont une occasion à ne pas manquer pour la France qui a tout intérêt à convaincre un maximum de ses partenaires européens à la rejoindre. En mars 2022, la « boussole stratégique » de l’Europe a été signée par les ministres des Affaires Étrangères et de la Défense (25). La France souhaite donc profiter de cet environnement stratégique qui semble davantage propice à l’autonomie européenne en matière de défense pour mettre en valeur son propre projet étendu au continent européen.
Par ailleurs, avant l’invasion russe de l’Ukraine, la France avait toujours poussé en faveur du maintien d’un dialogue constructif avec la Russie, ce qu’on a pu lui reprocher. E. Macron s’était octroyé le rôle de médiateur avec son homologue russe juste avant l’invasion de l’Ukraine au début de l’année 2022. On peut s’interroger sur la réaction de la Russie face à cette défense européenne, en sachant que l’élargissement de l’OTAN ou de l’Union Européenne à l’Ukraine avait été perçu comme un casus belli par la Russie. Le parti pris de la France de promouvoir malgré tout ce projet de défense européenne pourrait être l’illustration de la confiance d’E. Macron en sa capacité à assurer une défense crédible du continent, malgré la menace russe. En parallèle, le dialogue instauré par le président français avec son homologue du Kremlin le renforce aussi peut-être dans sa conviction que la stratégie sécuritaire la plus sûre pour l’Europe réside dans cette coopération géographique.
Pour aller plus loin :
Sur les mécanismes de réaction aux crises dans l’Union Européenne : https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/eu-crisis-response-resilience/
Sur la déclaration de Petersberg en 1992, une volonté de coordination de l’organisation de la défense de l’Europe : https://www.nato.int/docu/manuel/1995/ma40301f.htm
Sur l’Initiative Européenne d’Intervention, une coopération européenne tournée vers l’opérationnel : https://european-security.com/linitiative-europeenne-dintervention-iei/
(1) Charles de Gaulle, Discours et messages, t.2 « Dans l’attente 1946-1958 », Paris, Plon 1970, p.527.
(2) LECOQ Tristan, « De Gaulle et la défense nationale. Un modèle de gouvernement », 2022/3 (N° 848), p. 69-75.
(3) « Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l’école de guerre », elysee.fr, 7 février 2020. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre (consulté le 7 juin 2022).
(4)« De Gaulle et l’Europe », Fondation Charles de Gaulle.
https://www.charles-de-gaulle.org/lhomme/dossiers-thematiques/de-gaulle-europe/ (consulté le 7 juin 2022).
(5) M. Vaïsse, « Le choix atomique de la France (1945-1958) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 36, no 1, p. 21‑30, 1992, doi: 10.3406/xxs.1992.2600.
(6) F. Hollande, France, et France, Éd., Défense et sécurité nationale 2013: livre blanc. Paris: Documentation française, 2013.
(7) « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale - 2017 », vie-publique.fr.
https://www.vie-publique.fr/rapport/36946-revue-strategique-de-defense-et-de-securite-nationale-2017 (consulté le 2 juin 2022).
(8) « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ». http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/archives-Livre-blanc-1994.html (consulté le 7 juin 2022).
(9) L. P. magazine, « Mort du général Pierre-Marie Gallois, l’un des pères de la doctrine nucléaire française », Le Point, 24 août 2010.
https://www.lepoint.fr/editos-du-point/jean-guisnel/mort-du-general-pierre-marie-gallois-l-un-des-peres-de-la-doctrine-nucleaire-francaise-24-08-2010-1228137_53.php (consulté le 7 juin 2022).
(10) « Et Fukuyama annonça la fin de l’Histoire », Le Monde.fr, 16 août 2017. Consulté le: 7 juin 2022. [En ligne].
Disponible sur: https://www.lemonde.fr/festival/article/2017/08/16/la-democratie-liberale-une-histoire-sans-fin_5173064_4415198.html.
(11) M. de l’Europe et des A. étrangères, « L’Europe de la défense », France Diplomatie - Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/securite-desarmement-et-nonproliferation/l-europe-de-la-defense/ (consulté le 2 juin 2022).
(12) « Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique ».
https://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html (consulté le 7 juin 2022).
(13) Veille n°8 PFUE, IEC-IES, par Lou Rocca
(14) « La France et 12 autres pays forment la task force Takuba pour combattre les terroristes au Sahel », France 24, 27 mars 2020.
https://www.france24.com/fr/20200327-la-france-et-12-autres-pays-forment-la-task-force-nakuba-pour-combattre-les-terroristes-au-sahel (consulté le 7 juin 2022).
(15) « Opex : les forces Barkhane et Takuba vont quitter le Mali – Les guerres d’hier au jour le jour ».
http://lhistoireenrafale.lunion.fr/2022/02/17/opex-les-forces-barkhane-et-takuba-vont-quitter-le-mali/ (consulté le 7 juin 2022).
(16) « L’escadron franco-allemand C-130J est officiellement né | Armée de l’air ». https://air.defense.gouv.fr/armee-de-lair-et-de-lespace/actualite/322 (consulté le 2 juin 2022).
(17) « Revue de l’OTAN - Le rôle de l’OTAN dans le cyberespace », NATO Review, 12 février 2019.
https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2019/02/12/le-role-de-lotan-dans-le-cyberespace/index.html (consulté le 7 juin 2022).
(18) W. JUNE, « Le cyberespace : quelle coopération au sein de l’Union Européenne? • Eyes on Europe », Eyes on Europe, 2 octobre 2017.
https://www.eyes-on-europe.eu/cyberespace-cooperation-sein-de-lunion-europeenne/ (consulté le 7 juin 2022).
(19) « Pour Emmanuel Macron, l’Otan est en état de «mort cérébrale» », LEFIGARO, 7 novembre 2019.
https://www.lefigaro.fr/international/le-president-francais-emmanuel-macron-juge-l-otan-en-etat-de-mort-cerebrale-20191107 (consulté le 7 juin 2022).
(20) « 1966 : la France tourne le dos à l’OTAN », Le Monde.fr, 10 mars 2009. Consulté le: 7 juin 2022. [En ligne].
Disponible sur: https://www.lemonde.fr/international/article/2009/03/10/1966-la-france-tourne-le-dos-a-l-otan_1165992_3210.html
(21) Veille n°9 IEC-IES par Lou Rocca,
(22) « Clôture de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. », elysee.fr, 9 mai 2022. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/05/09/cloture-de-la-conference-sur-avenir-de-europe (consulté le 25 mai 2022).
(23) « Pour une Renaissance européenne », elysee.fr, 4 mars 2019.
https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/03/04/pour-une-renaissance-europeenne (consulté le 7 juin 2022).
(24) « Référendum. Le Danemark va rejoindre la défense européenne », Courrier international, 2 juin 2022.
https://www.courrierinternational.com/article/referendum-le-danemark-va-rejoindre-la-defense-europeenne (consulté le 7 juin 2022).
(25) « Une boussole stratégique pour renforcer la sécurité et la défense de l’UE au cours de la prochaine décennie - Présidence française du Conseil de l’Union européenne 2022 », Présidence française du Conseil de l’Union européenne.
http://presidence-francaise.consilium.europa.eu/fr/actualites/conference-de-presse-une-boussole-strategique-pour-renforcer-la-securite-et-la-defense-de-l-ue-au-cours-de-la-prochaine-decennie/ (consulté le 7 juin 2022).
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