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Patrick Lagadec, Le Continent des imprévus. Journal de bord des temps chaotiques

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Dernière mise à jour : 4 mai 2020

Patrick Lagadec, Le Continent des imprévus: Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Manitoba, Les belles Lettre, 2015.

Par Thomas MESZAROS

Le dernier ouvrage de Patrick Lagadec relève d’un projet original. Il s’agit d’un récit qui s’inscrit dans la tradition de ceux des grands voyageurs du XVIIe et XVIIIe siècle comme Louis Antoine de Bougainville dont une citation, tirée de son Voyage autour du monde, vient ouvrir l’introduction de l’ouvrage. Dans ce livre Patrick Lagadec partage avec ses lecteurs un passionnant journal de bord au travers duquel il revient sur ses quarante années de navigation le long du « continent des imprévus », plongé dans des « temps chaotiques ».


La première partie de ce livre est consacrée à la définition du projet de l’ouvrage. Celui-ci ne relève pas de la présentation des résultats scientifiques obtenus par l’auteur au cours de ses recherches. Il s’agit plutôt de retracer le cheminement qu’il a réalisé en des « territoires inconnus, voire interdits » durant ses années d’investigation. Ce projet rappelle la formule pleine de sagesse de Lao-Tseu pour lequel « le but n’est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit ». Une fois le projet défini, le lecteur est presque paré pour « l’embarquement » car, avant le départ pour le grand-large, encore faut-il avoir préparé son paquetage. Patrick Lagadec le constitue entre 1967 et 1977, en prépa HEC, à l’ESSEC, au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) de l’Ecole pratique des hautes études (EHESS aujourd’hui), sous la direction d’Ignacy Sachs, où il commence à travailler sur les risques majeurs (liés notamment au nucléaire). A l’ESSEC il suit notamment les enseignements d’Afred Grosser, de Bernard Sordet dont les travaux de recherche en sociologie ont été pour lui particulièrement stimulants. Ensuite, c’est à bord d’un « porte-avions impérial », l’école polytechnique et de son « quartier intérieur », le laboratoire d’économétrie de l’école Polytechnique, que, de 1977 à 2013, Patrick Lagadec travaillera, contre vents et marées, sur cet « objet scientifique non identifié » que sont les crises.


Les amarres du « porte-avions » sont larguées pour le grand large en 1977 pour une navigation en haute mer qui a mené Patrick Lagadec jusqu’en 2015, et même au-delà, à explorer différents territoires inconnus. La première partie de ce voyage a eu pour destination le continent du risque technologique majeur (1977-1983). Le travail de Patrick Lagadec part d’une intuition: « le risque technologique majeur doit désormais devenir un objet scientifique, et bien au-delà des seules disciplines de l’ingénieur ou des juristes », il est devenu un « problème politique ». C’est aussi le temps des premières oppositions car cet objet de recherche dérange, il est à bien des égards – et le reste encore – tabou. D’un point de vue théorique il implique une remise en question fondamentale des cardes de pensée traditionnels, constatation réalisée à peu près à la même période par Edgar Morin dans son article qui appelle à une véritable « crisologie » (Morin, 1976, voir également Morin, 2016). D’un point de vue pratique il souligne l’incapacité des organisations traditionnelles à gérer des risques technologiques majeurs comme l’indiquent les crises de Flixborough (1974), de Seveso (1976), du naufrage de l’Amoco Cadiz (1978) ou encore de Three Mile Island (1979). Ce travail inédit ouvre une brèche dans l’inconnu auquel les sociétés sont alors confrontées. Ces efforts pour appréhender un réel de plus en plus insaisissable sont consacrés en 1980 par une thèse en science politique intitulée Politique, risque et processus de développement, réalisée avec l’appui de Claude Henry. A partir de ce travail de recherche paraît, en 1981, un premier ouvrage qui est depuis devenu un classique: Le risque technologique majeur, ouvrage important et imposant destiné essentiellement aux professionnels. Une version modifiée, à destination d’un public plus large, sera publiée la même année aux éditions du Seuil sous le titre La civilisation du risque. Ce titre n’est pas sans rappeler celui de l’ouvrage du sociologue allemand Ulrich Beck, Risikogesellschaft, paru en 1986, qui sera traduit en français sous le titre La société du risque et publié chez Aubier en octobre 2001 après les attaques du 11 septembre et l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, le 21 septembre. Les années 80 et leur cortège de catastrophes (Mexico et Bhopal en 1984, Tchernobyl en 1986 notamment) confirment l’intuition de Patrick Lagadec et marquent pour lui une nouvelle destination dans son voyage, celle des crises majeures (1983-2001).


Son ouvrage publié en 1988, Etat d’urgence, est à ce titre essentiel. Il souligne le lien qui existe, dans un univers désormais mondialisé, entre accident technologique et crises majeures. Les graves défaillances produites par des catastrophes révèlent l’inefficacité des organisations classiques à gérer l’imprévu. Cette incapacité chronique à résoudre le « déferlement de problèmes » urgents se traduit par des blocages dans les processus de décision et d’action, voire même par des actes de dissimulations, qui viennent amplifier la crise qu’il définit comme « la combinaison de l’urgence et de la déstabilisation ». Ces défaillances majeures, que les procédures ou plans en place sont impuissants à réguler, imposent de « dessiner de nouvelles cartes » à destination des décideurs afin qu’ils parviennent à piloter ces crises hors cadres. Les ouvrages de Patrick Lagadec portent alors résolument sur la dimension pratique de la prévention et du pilotage des crises: La gestion de crise. Outils de décision à l’usage des décideurs politiques (1991), Apprendre à gérer les crises. Société vulnérable. Acteurs responsables (1993) et Preventing Chaos in a Crisis: Strategies for Prevention, Control and Damage Limitation (1993). Mais, et c’est le propre de la crise, à peine ces cartes ont-elles été tracées qu’elles sont remises en question. Le développement des nouveaux moyens de communication, l’émergence d’un nouveau monde, de plus en plus « disloqué », les rendent obsolètes.


La période qui débute en 1994 est celle des ruptures. Elle donnera le titre à un autre ouvrage majeur de Patrick Lagadec: Les ruptures créatrices publié en 2000. Ouvrage qui insiste sur la nécessité pour le chercheur-praticien, tel un Sisyphe, de produire des cadres renouvelés, de nouvelles cartes, pour explorer les territoires inconnus marqués cette fois-ci par des « mégachocs »: désordres climatiques (séisme et tsunami dans l’océan Indien en 2004), accidents technologiques majeurs (AZF en 2001, Fukushima 2011), épidémies (SRAS en 2003, Ebola en 2014), crises économiques et financières (crise de dette souveraine grecque en 2008, Luxleaks en 2014), cyberattaques (Géorgie en 2008, Corée du Sud en 2009, Etats-Unis en 2016), attentats terroristes (New York en 2001, Madrid en 2004, Londres en 2005, Paris en 2015). Patrick Lagadec dresse dans une dernière partie de son ouvrage les « routes à poursuivre » pour l’avenir et des pistes de réflexion pour tous ceux qui croient en l’utilité d’étudier les crises comme un objet scientifique à part entière. Il invite chercheurs et praticiens à s’arracher à ce qui est convenu et à faire preuve d’inventivité pour explorer et affronter ces situations hors cadre, ces univers encore inconnus. L’invitation est enthousiasmante, passionnante, motivante.


Tout au long de ce journal de bord Patrick Lagadec partage avec le lecteur ses expériences face aux crises auxquelles il a été confronté, ses réactions de spécialiste – formule qui implique de reconnaître l’étude des crises comme une spécialité, c’est-à-dire un domaine de la connaissance et de l’action humaines -, les acteurs avec lesquels il a été en relation et qui lui ont inspiré ses réflexions durant ces quarante années de travail inlassable à explorer les différents domaines d’une matière (qui reste) « hors-carte ».

L’ouvrage s’achève sur les « grandes rencontres » et les remerciements de l’auteur. Parmi ces grandes rencontres qui ont jalonné son aventure, Patrick Lagadec cite Claude Henry, Laura Conti, Helga Nowotny, Lawrence McGinty, Jerry Ravetz, Philippe Vesseron, Jean-François du Chiara, Robert Andurand, Henry Quarantelli, Philippe Dessaint, Geneviève Aubry, Janek Rayer, Francois Ailleret, Claude Frantzen, Bernard Magnon, Jean-Pierre Bourdier, Xavier Guilhou, Pierre Béroux, Jean-Pierre Trinchero, Michel Huart, Jean-Pierre Roche, Laura Bertone, Mike Granatt, Jim Young, Joe Scanlon, Todd Laporte, Emmanuel Hirsch, Hubert Seillan, Emily Hough, Denis Chazal, Guillaume Jaguelin, Olivier Cour, Peter Leonard, Michel Séguier, Maurice Bellet, Bertrand Robert et Catherine Weber, Amal Larhlid, Jean-Antoine Demedardi, Charlotte Gounot. L’énumération faite ici n’a rien d’anodin. Elle souligne la qualité des personnes qui ont jalonné la route de l’auteur dans des contextes de crise toujours particuliers, la nécessité du lien entre théoriciens et praticiens pour qu’une recherche sur les crises soit féconde et les qualités de l’homme qui n’oublie pas ceux qui ont partagé une partie de son aventure.


Au-delà du cheminement de Patrick Lagadec et de ses expériences particulièrement riches en territoires inconnus, cet ouvrage est fondamental dans le sens où il démontre, si cela était nécessaire, que ce « continent des imprévus » existe bien comme objet scientifique. Tous ceux qui s’intéressent aux crises majeures trouveront dans ce journal de bord des éléments de réflexion stimulants pour de leurs travaux et de leurs investigations sur les cartes à dessiner pour naviguer dans ces océans chaotiques à la découverte de ces terres inconnues. L’Institut d’étude des crises, qui réunit des chercheurs d’horizons différents qui partagent ces mêmes préoccupations, s’inscrit dans cette perspective et les recommandations faites par Patrick Lagadec ouvrent une voie à poursuivre à sa suite, dans le sillage de ses travaux, de ceux d’Edgar Morin ou encore d’Arjen Boin, pour explorer ces continents inconnus qui restent encore à découvrir.


 

Bibliographie indicative

Beck Ulrich, La Société du risque : Sur la voie d’une autre modernité [Risikogesellschaft, 1986], Aubier, 2001.

Boin Arjen, Hart Paul’t, Stern Eric, Sundelius Bengt, The Politics of Crisis Management: Public Leadership Under Pressure, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

Lagadec Patrick, Le Continent des imprévus: Journal de bord des temps chaotiques, Paris, Manitoba, Les belles Lettre, 2015.

Lagadec Patrick, Ruptures créatrices, Edition d’Organisation, 2000.

Lagadec Patrick, Preventing Chaos in a Crisis: Strategies for Prevention, Control and Damage Limitation, McGraw-Hill, 1993.

Lagadec Patrick, Apprendre à gérer les crises. Société vulnérable. Acteurs responsables, Edition d’Organisation, 1993.

Lagadec Patrick, La gestion de crise. Outils de décision à l’usage des décideurs politiques, McGraw-Hill, 1991.

Lagadec Patrick, Etats d’urgence: Défaillances technologiques et déstabilisation sociale, Paris, Seuil, 1988.

Lagadec Patrick, La civilisation du risque, Paris, Seuil, 1981.

Lagadec Patrick, Le Risque Technologique Majeur: Politique, Risque et Processus de Développement, Paris, Pergamon Press, 1981.

Morin Edgar, « Pour une crisologie« , Communications, 1/1976 (n°25), p. 149-163.

Morin Edgar, Pour une crisologie, Paris, Edition de l’Herne, 2016.



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