Par Alyssa BEN AMAR, Amaury DUFAY & Thibault REIX
Introduction
Le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans son ambassade le 2 Octobre 2018 sur le territoire turc déstabilise significativement les relations diplomatiques de l’Arabie Saoudite et la gouvernance de son prince héritier. D’une part il fait peser une menace sur les intérêts prioritaires de nombreux acteurs, dont les Etats-Unis : des relations déterminantes pour la paix au Moyen-orient et la lutte contre le terrorisme. D’autre part, il déstabilise le gouvernement du prince héritier Mohammed ben Salmane qui voit son image -et donc ses postures- menacées.
Déroulé de la crise
Le point de rupture de cette crise est la disparition de Jamal Khashoggi à l’ambassade d’Arabie Saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. L’enchaînement des événements peut ainsi être résumé :
2 octobre : Disparition de Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul, en Turquie.
6 octobre : Les autorités turques affirment qu’il est mort dans l’enceinte du bâtiment. Début de la phase d’escalade des tensions.
11 octobre : La Turquie prétend détenir des enregistrements audio prouvant que Jamal Khashoggi a été tué et démembré dans le consulat.
19 octobre : Des fouilles sont menées au consulat, à la résidence du consul, les employés turcs sont interrogés.
20 octobre : L’Arabie Saoudite reconnaît la mort du journaliste au consulat, sans pour autant reconnaître l’assassinat.
21 octobre : Le ministre des affaires étrangères de l’Arabie Saoudite reconnaît sur la chaîne de télévision Fox News une “erreur monumentale” de son pays dans l’affaire Khashoggi.
22 octobre : Le président turc Recep Tayyip Erdogan dénonce la préméditation du meurtre.
Dans l’état actuel des éléments disponibles, cette date semble être le point culminant des tensions. De nouveaux éléments sont régulièrement révélés par la Turquie sans qu’on observe une hausse des tensions.
18 Novembre : La CIA affirme avoir des éléments pour établir la responsabilité de Mohammed Ben Salmane dans le meurtre de Jamal Khashoggi.
Comment cette crise peut-elle être caractérisée?
Le meurtre (assassinat selon la justice turque) marque une rupture dans la stabilité des relations entre la Turquie et l’Arabie Saoudite, mais aussi entre les autres pays qui seraient liés à l’un des deux pays concernés, les menant à une prise de position. Khashoggi était en effet un journaliste saoudien proche du pouvoir de son pays qui a progressivement adopté des positions plus critiques envers la politique de Mohammed Ben Salman.
Nous sommes en présence d’une crise de politique étrangère puisque l’assassinat a lieu sur le territoire turc, mais dans l’ambassade saoudienne. Les deux politiques étrangères principalement concernées sont donc celles de la Turquie et de l’Arabie Saoudite. Celle des États-Unis intervient aussi dans sa prise de position puisque l’Arabie Saoudite est un allié de longue date, mais qui cette fois semble indéfendable.
La crise se place au niveau régional par la confrontation qui a lieu entre l’Arabie Saoudite et la Turquie, mais elle s’internationalise d’autant plus par l’implication des Etats-Unis et des autres acteurs.
La crise est soudaine, dans la mesure où il s’agit d’un événement imprévisible. Par définition, un meurtre est un acte voulu, toutefois les révélations qui accablent l’Arabie Saoudite sont des conséquences fortuites puisqu’elles mettent à mal la politique de Mohammed Ben Salman. Quelle que sera l’issu de la crise, le gouvernement saoudien en sortira affaibli, et cela semble déjà être le cas. Si Mohammed Ben Salman ou le gouvernement saoudien ne sont pas directement impliqué, cela démontrerait un manque de contrôle des structures subalternes. Dans le cas contraire, cela démontre un certain manque de « professionnalisme » dans l’assassinat de Khashoggi. Plus largement, c’est la légitimité des relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite qui est mise en cause. On observe d’ailleurs que nombreux investisseurs et chefs d’entreprises ont refusé d’assister au « Davos du Désert » (ayant lieu en Arabie Saoudite cette année) dernièrement.
Par ailleurs, cette crise vient renforcer des tensions préexistantes, constitutives d’attracteurs crisogènes entre la Turquie et l’Arabie Saoudite (rivalités hégémoniques à la fois géographique -continentale- et religieuse -sunnite-) ; ainsi qu’une instabilité régionale due la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen. Enfin, l’assassinat de Jamal Khashoggi intervient dans un contexte politique où le prince héritier Mohammed Ben Salman s’affirme au pouvoir en faisant taire l’opposition.
Quels sont les intérêts stratégiques et les enjeux des parties-prenantes?
Les principaux acteurs sont : l’Arabie Saoudite et la Turquie.
Suivent les États-Unis, puis les pays occidentaux d’Europe, surtout au sein de l’Union européenne. D’autres acteurs non-étatiques sont concernés, notamment des acteurs économiques dans le domaine des ressources pétrolières.
Arabie Saoudite : Il s’agit pour le pays de limiter au mieux le retentissement de la crise et de ses conséquence afin d’éviter d’être décrédibiliser. D’autant que Mohammed Ben Salman essaye de montrer un visage nouveau et plus moderne du système monarchique saoudien. Cela s’inscrit, par exemple, dans les récentes réformes favorables aux femmes (notamment la possibilité de passer le permis de conduire, aller au cinémas, concerts, etc).
Turquie : Rivale de l’Arabie Saoudite sur le plan religieux (les deux grands sunnites), l’affaire se déroule sur son territoire ce qui constitue aussi une opportunité. Le président turc Recep Tayyip Erdogan affirme disposer des preuves (par espionnage au sein de l’ambassade — enregistrements audios essentiellement), ce qui confère à la Turquie un avantage permettant d’influencer la temporalité de la crise. Ces preuves sont encore confidentielles pour le grand public, mais permettent un renforcement des relations avec les Etats-Unis dans un contexte de tensions.
États-Unis : Pour les Etats-Unis, l’enjeu est le maintien des relations avec l’Arabie Saoudite, tant à des fins économiques qu’à des fins sécuritaires. On peut penser que les États-Unis vont chercher à influencer l’attitude de Mohammed Ben Salman, mais aussi à exercer des pressions sur la Turquie pour éviter qu’elle n’accable le gouvernement saoudien ; peut-être en se contentant de condamner uniquement les commanditaires (qui ont été écartés rapidement par de l’entourage de Mohammed Ben Salman d’ailleurs).
L’Union européenne : l’Union Européenne semble diviser sur l’affaire Khashoggi. Dans une dynamique similaire à celle des Etats-Unis, l’Arabie Saoudite est considérée comme un partenaire incontournable au Moyen Orient, tant au plan sécuritaire qu’économique. Etablir la vérité sur le déroulement des événements est aussi une volonté affichée. Toutefois, tous les pays de l’Union ne partagent pas les mêmes intérêts, et ne réagissent pas de la même façon vis-à-vis de leur opinion publique. Ainsi par exemple, l’Allemagne s’est démarquée en incitant à arrêter les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, ce qui constitue un positionnement moral faisant écho à la guerre au Yémen. Mais une telle position n’est pas partagée par d’autres pays, comme la France.
Prospective
Aujourd’hui la piste de l’assassinat politique orchestré par l’Arabie Saoudite semble se confirmer, laissant le Prince héritier du Royaume dans une position très délicate. Cette crise se démarque par ses évolutions possibles. En effet, puisqu’elle vise directement Ben Salman, l’Arabie Saoudite se trouve dans une position de vulnérabilité par rapport à la Turquie qui dirige l’enquête et les révélations qui s’ensuivent. Il reste maintenant à savoir dans quelle mesure le président turc Recep Tayyip Erdogan va saisir les opportunités que cette crise lui offre. Par la maîtrise qu’il détient sur le déroulement de cette affaire, Erdogan peut mettre à mal la position de Ben Salman dans son pays, dans la région ainsi que sur la scène internationale. Il dispose ainsi d’un fort levier d’influence qui amène à envisager que l’affaire puisse se dissiper au niveau médiatique pour servir dans les négociations ou les actions entre ces deux Etats. Il est aussi possible que les crispations entre les différents acteurs aggravent la crise dans une région hautement stratégique.
BEGAT Jean-Baptiste et RAMOND Pierre, “Opposition Iran chiite / Arabie Saoudite sunnite… des discours à la réalité”, Diplomatie, n°91, Mars-Avril 2018, pp. 44 – 52.
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Benjamin Barthe, Véronique Chocron, Guy Dutheli, Nabil Wakim, “ En Arabie saoudite, le “Davos du désert” enlisé dans l’affaire Khashoggi ”, Le Monde, publié le 16/10/2018, consulté le 16/10/2018, URL : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/10/16/a-riyad-le-davos-du-desert-enlise-dans-l-affaire-khashoggi_5370048_3234.html
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Le Monde avec AFP, “Affaire Khashoggi : Macron ne veut pas remettre en cause les ventes d’armes à Riyad”, publié le 26/10/2018, consulté le 30/10/2018, URL : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/10/26/affaire-khashoggi-macron-ne-veut-pas-remettre-en-cause-les-ventes-d-armes-a-riyad_5375254_3218.html
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