Par Julie PONTVIANNE
Contre toute attente, le 2 octobre dernier, le « non » au référendum l’a emporté de justesse (50,21%) et l’autre moitié des Colombiens ayant voté pour le « oui » (49,78%) ont vu s’envoler leur rêve de vivre dans un pays en paix au fur et à mesure que les bulletins de vote étaient dépouillés. Loin de permettre l’union des Colombiens, la fin du conflit armé et la construction progressive de la paix, ce référendum et la campagne l’ayant précédé ont profondément divisé et polarisé la société colombienne. Ces divisions se reflètent clairement dans les votes : une division symbolique entre les partisans du oui et ceux du non, une division électorale entre les votants et les abstentionnistes, une division politique entre les partisans du président Juan Manuel Santos et de l’ancien président Álvaro Uribe Vélez, et enfin une division entre les citoyens des villes du centre ayant majoritairement voté pour le non et ceux de la périphérie, plus rurale, s’étant prononcés pour le oui alors qu’ils ont le plus souffert des conséquences de la guerre. Quant au résultat, il a laissé sans voix nombre de spécialistes, il a surpris la communauté internationale et a surtout déjoué tous les sondages annonçant une victoire confortable du oui. Malgré une abstention historique de plus de 62 %, force est de constater qu’une petite majorité de Colombiens ne sont pas encore prêts pour la paix ou plutôt qu’ils ne veulent pas de la paix telle qu’elle a été négociée par le gouvernement et les FARC-EP (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie – Armée du Peuple).
L’ex-guérillero des Tupamaros devenu président de l’Uruguay José Mujica avait signalé que si la Colombie se prononçait contre l’accord de paix, les Colombiens véhiculeraient l’image d’un peuple « schizophrène » préférant la guerre à la paix. Le contexte n’est pas aussi simple ni manichéen mais il faut effectivement essayer de comprendre pourquoi un peuple ayant connu le conflit armé interne le plus long d’Amérique latine ne s’est pas saisi de cette opportunité historique pour y mettre fin.
Plusieurs motifs peuvent expliquer le non au référendum. D’abord, l’accord a été jugé mal négocié et trop laxiste envers les FARC-EP. Trois points ont particulièrement cristallisé les critiques. Premièrement, la transformation des FARC-EP en un parti politique avec la garantie octroyée à leurs représentants de pouvoir siéger au Sénat et à la Chambre des Représentants (5 sièges réservés dans chaque instance) pendant 8 ans à partir de 2018. Deuxièmement, le coût du post-conflit car l’accord prévoit une indemnisation mensuelle qui aurait été versée à chaque combattant démobilisé pendant deux ans équivalant à 90% du salaire minimum colombien (un peu plus de 200 euros), ce qui a semblé illégitime et disproportionné à nombre de Colombiens. Troisièmement, la crainte de voir triompher l’impunité au détriment de la justice même si l’accord ne prévoit en aucun cas la possibilité d’être amnistié pour les crimes de lèse-humanité et les crimes de guerre. Concernant ce dernier point, on peut imaginer que la Cour Pénale Internationale n’aurait pas soutenu un accord non conforme au statut de Rome ratifié par la Colombie. L’amnistie est bien prévue par l’accord mais uniquement concernant les actes de rébellion et de délits politiques alors que les peines prévues pour les crimes de guerre et de lèse-humanité vont de 5 ans de restriction de liberté ou d’emprisonnement à 20 ans de prison ferme en fonction de la façon dont la personne jugée collaborera en participant ou non au rétablissement de la vérité, ce qui, rappelons-le, compte bien souvent au moins autant que la peine pour certaines victimes.
Ensuite, la légère victoire du non peut également s’expliquer par le rôle fondamental joué par l’ancien président Álvaro Uribe Vélez, farouche opposant à l’accord négocié, ennemi juré des FARC-EP et par conséquent principale figure emblématique du non. Alors que le président Juan Manuel Santos a fait de la paix négociée avec les FARC-EP la principale priorité de son deuxième mandat, ces dernières semaines, Álvaro Uribe Vélez a parcouru le pays et a fait campagne sans relâche pour le non. Or, en Colombie, il ne faut jamais sous-estimer l’importance et la force de conviction de cet ancien président qui a su modifier la Constitution afin de briguer un second mandat, qui a permis l’affaiblissement militaire des FARC-EP de 2002 à 2010 et qui jouit encore d’une immense cote de popularité estimée à environ 60%. Álvaro Uribe Vélez est un véritable phénomène politique qui a déjà montré par le passé qu’il était capable de polariser le pays et les opinions. Sa détermination, son charisme et son influence ont sans aucun doute été décisifs pour la victoire du non, probablement bien plus que certains de ses arguments d’ailleurs, car vouloir faire croire aux Colombiens que le pays s’engouffrerait dans le « castrochavisme » si les FARC-EP entraient en politique est loin d’être plausible en Colombie. De même, l’accord est effectivement perfectible mais il ne permet pas l’impunité des guérilleros contrairement à ce qui a été martelé par les partisans du non. Le débat a été politisé et il a manqué de pédagogie et de rigueur. Aussi bien les partisans du oui que du non ont centré leur campagne sur l’émotion au détriment de la raison et de l’explication rigoureuse du contenu des accords. L’indignation communicative d’Álvaro Uribe Vélez a essayé de balayer l’élan d’optimisme provoqué par l’espoir de la fin de la guerre. Et l’indignation s’est imposée : il suffit de s’intéresser aux résultats du département d’Antioquia, principal bastion politique d’Álvaro Uribe Vélez (né à Medellín et ancien gouverneur d’Antioquia de 1995 à 1997) pour mesurer à quel point sa stratégie et son influence ont porté leurs fruits car le non au référendum l’a emporté d’une manière significative avec 1.057.158 voix soit 62% des voix. Toutefois, cela ne veut évidemment pas dire que tous les citoyens ayant voté non au référendum sont « uribistes » mais il est indéniable que le pouvoir politique et de mobilisation de l’ancien président considéré par certains spécialistes, comme « néo-populiste de droite », est à prendre en compte dans les raisons susceptibles d’expliquer la victoire du non.
Enfin, il est probable que les discours triomphalistes du président Juan Manuel Santos et du représentant des FARC-EP aient nuit à leur propre cause : la victoire du oui au référendum. Constitutionnellement, le président n’était pas obligé de soumettre cet accord à la volonté du peuple colombien mais il a souhaité lui donner la plus large légitimité possible. Alors que cet accord historique devait encore être soumis à l’approbation du peuple colombien le 2 octobre dernier, une société fragilisée et divisée par plus de 52 ans de conflit armé, le gouvernement laissait déjà sous-entendre la victoire du oui comme une évidence. Juan Manuel Santos affirmait il y a peu « je n’ai pas de plan B car il ne va pas y avoir de plan B, il n’y aura pas besoin d’un plan B ». Or, il aurait fallu agir avec plus de prudence et de pédagogie pour expliquer davantage le contenu de l’accord à ceux qui s’apprêtaient à le ratifier au lieu de se laisser emporter par l’euphorie d’un accord signé en grande pompe et qui reste malgré tout historique même après son rejet par le peuple colombien. La victoire du non témoigne d’une part d’une erreur stratégique de communication dans laquelle le président, l’équipe de négociation, les médias et les instituts de sondage colombiens ont certainement une part de responsabilité. Cette victoire montre d’autre part que le fossé se creuse entre les élites politico-médiatiques et le peuple colombien. On peut supposer que certains partisans du oui ne sont finalement pas allés voter car le référendum a majoritairement été présenté dans les médias comme une simple formalité permettant de valider la fin de la guerre. Mais, la démocratie reprend toujours ses droits et bien souvent quand on s’y attend le moins. Quant au discours de Timochenko, représentant des FARC-EP assis pendant 4 ans à la table des négociations à La Havane comme l’égal de l’État colombien, il a lui aussi manqué de délicatesse voire frôlé l’arrogance selon certains médias et une grande partie de Colombiens. En effet, jusqu’à nouvel ordre, Timochenko, reste le représentant d’un groupe armé illégal ayant terrorisé la Colombie pendant plus de cinq décennies et ayant fait des milliers de victimes, de disparus et des millions de déplacés. Or, il a attendu le jour de la signature des accords de paix à Carthagène le 26 septembre dernier, soit moins d’une semaine avant la tenue du référendum décisif, pour exprimer son pardon au nom des FARC-EP à l’égard de toutes les victimes colombiennes. Le pardon sera une étape nécessaire pour la réconciliation des Colombiens et en ce sens le représentant des FARC-EP n’a pas montré l’exemple.
A l’annonce des résultats, le pays était divisé en deux et déjà l’heure était au bilan. Juan Manuel Santos est le grand perdant de cette consultation populaire ayant vu triompher un non que personne n’avait su anticiper. Il faut dire qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour permettre la victoire du oui et c’est certainement pour cela que sa défaite n’en est que plus cinglante. Il s’était en effet permis d’abaisser le seuil minimum de validation de l’accord de 50% à 13% des électeurs inscrits (soit un minimum requis de 4 536 992 voix), il avait réduit l’aval d’un accord historique de 297 pages à une question instrumentalisée qui mettaient les Colombiens au pied du mur : pour ou contre la fin de la guerre alors qu’il est évident que tous les Colombiens souhaitent vivre dans un pays en paix mais pas à n’importe quel prix. Cette pression sur les Colombiens lui a finalement porté préjudice. De plus, il a caricaturé, diabolisé les partisans du non en les qualifiant « d’ennemis de la paix » ou encore de « vautours de guerre » au lieu de prendre en compte les critiques constructives qui auraient pu permettre d’améliorer l’accord et d’obtenir une plus large adhésion pour le oui. Par conséquent, la victoire du non représente une immense défaite à la fois politique et morale pour Juan Manuel Santos plus que pour les FARC-EP car, suite à leur affaiblissement militaire, elles n’avaient plus rien à perdre ou plutôt tout à gagner contrairement à un gouvernement de plus en plus impopulaire qui doit pourtant continuer à gouverner le pays jusqu’en 2018. En outre, ce n’est pas le prix Nobel de la paix attribué au président Juan Manuel Santos le vendredi 7 octobre 2016 qui est de nature à changer la donne car les urnes et la triste réalité du pays comptent plus qu’un prix symbolique récompensant les efforts d’un président pour atteindre une paix encore loin d’être devenue réalité.
Inversement, Álvaro Uribe Vélez est le grand vainqueur du référendum et même si, rappelons-le, il n’y a qu’une poignée de 53 894 voix d’écart entre le oui et le non, l’ancien président désormais sénateur du parti Centro Democrático, savoure sa victoire. Leader de la campagne du non, dirigeant du principal parti d’opposition, il a mené une campagne basée sur le terrain plus que sur l’occupation de la scène médiatique et il a malgré tout réussi à faire triompher le non. Le président Juan Manuel Santos l’avait ignoré et écarté des négociations de l’accord pendant 4 ans mais il est désormais obligé de le replacer au cœur de la renégociation politique en tenant compte de ses propositions. La position d’Álvaro Uribe Vélez contre l’accord de paix négocié à La Havane n’a rien de surprenant car elle s’inscrit dans la cohérence de sa politique de sécurité démocratique puis de consolidation démocratique menée pendant 8 ans quand il était président de 2002 à 2010. Cette politique reposait sur les principes suivants : aucune négociation avec les FARC-EP considérées comme terroristes et élimination de ce groupe armé illégal par la voie militaire. De ce fait, il est plus facile de comprendre la confrontation systématique entre Álvaro Uribe Vélez et son ancien ministre de la défense Juan Manuel Santos qui a préféré, lui, la voie des négociations pour atteindre la paix depuis son arrivée au pouvoir en 2010.
Au-delà des vainqueurs et des perdants politiques, il faut souligner que les principaux perdants de ce référendum sont l’ensemble des Colombiens. Le taux d’abstention s’élevant à plus de 62% montre que la plupart des électeurs n’ont pas saisi l’opportunité historique de participer à la prise d’une décision qui allait changer le futur de leur pays. Les départements les plus affectés par la guerre ayant voté en majorité pour le oui à l’accord de paix (Putumayo, Nariño, Chocó, Guaviare, Vaupés, Cauca, Córdoba entre autres) ont été plongés dans un futur incertain qui les prive d’une paix qui était plus que jamais à leur portée. Quant aux partisans du non, ils n’ont toujours pas la garantie que les FARC-EP accepteront de renégocier les points les plus critiqués.
Force est de constater que le rapport de force a changé, le président Juan Manuel Santos et Timochenko doivent désormais faire des concessions et accepter l’opposition comme troisième acteur des négociations, mais pendant ce temps, le peuple colombien continue d’être pris en otage d’un pays dans lequel le chemin vers la paix sera décidément plus long que prévu.
Dans la soirée du 2 octobre, Juan Manuel Santos prenait acte de la victoire du non et se voulait rassurant et unificateur face à un pays divisé et encore sonné par l’annonce du surprenant résultat. Il a tout d’abord précisé qu’il allait continuer à œuvrer pour la paix jusqu’au dernier jour de son mandat et qu’il convoquerait un grand pacte national rassemblant les principaux leaders du non. Timochenko faisait de même en annonçant que les FARC-EP ne reprendraient pas les armes et qu’elles utiliseraient « les mots pour seule arme pour construire le futur ». Il ajoutait « le peuple colombien qui rêve de paix peut compter sur nous. La paix triomphera ». Quant à Álvaro Uribe Vélez qui s’était montré assez agressif pendant la campagne, il s’est adressé aux Colombiens sur un ton conciliateur pour rappeler que même les partisans du non veulent la paix. Après sa réunion avec Juan Manuel Santos mercredi dernier, il affirmait d’ailleurs : « il vaut mieux la paix pour tous qu’un accord faible pour la moitié ».
Pour l’instant le pays est donc plongé dans une incertitude totale: la paix est suspendue mais le dialogue n’est pas rompu entre les parties prenantes. En outre, les résultats serrés du référendum semblent avoir provoqué un sursaut citoyen, les Colombiens se mobilisent pour la paix en se regroupant pacifiquement sur les principales places du pays. On s’achemine vers une renégociation de l’accord sur les points les plus critiqués par l’opposition : justice, participation politique des FARC-EP et coût du post-conflit mais on peut s’attendre à un véritable bras de fer car il est très peu probable que les FARC-EP acceptent finalement de rendre les armes sans aucune contrepartie politique, judiciaire et économique.
Le mois d’octobre et cette fin d’année seront décisifs puisque le président Juan Manuel Santos a annoncé que le cessez-le-feu durerait jusqu’au 31 octobre 2016 avec une possibilité de reconduction. Or, si ces nouvelles négociations devaient se solder par un autre échec, l’année 2016 symboliserait une opportunité manquée pour la Colombie : celle du retour à la paix.
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