Par MULLER DIT WOULKOFF Estelle et BUSSON Marine
En quoi la démocratisation des réseaux sociaux permet-elle de faire émerger une nouvelle forme de mobilisation sociale ?
“Le plus grand pouvoir d’innovation, qu’Internet a donné, est le pouvoir de la collaboration”, peut-on lire dans le Livre blanc “L’accès à l’information et aux Réseaux sociaux rend-il plus innovant.e ? [1]”. L’avènement d’Internet dans les années 1990 a permis la circulation instantanée de l’information sans frontière physique. La naissance des réseaux sociaux, majoritairement datée à 1997 avec l’apparition des premiers réseaux de mise en relation (Weblog, Hotmail et Six Degrees), a quant à elle consacré l’interconnexion, l’information massive et choisie, mais aussi la désinformation.
Les réseaux sociaux numériques (ou RSN) peuvent être définis comme des canaux d’informations et de désinformations à large public (surtout la jeunesse), permettant de relater les grandes thématiques à différentes échelles (locales, nationales, mondiales), permettant également l’interconnexion entre différents individus et les interactions sociales (groupes publics/privés, pages de pétition, organisations, etc.). Ils sont à différencier des médias sociaux, qui sont une myriade de sites, d’applications ou de fonctionnalités permettant la création d’interactions sociales entre leurs internautes. Les réseaux sociaux sont une partie des médias sociaux. En janvier 2020, l’entreprise d’expertise digitale Orixa Media recense 3,8 milliards d’utilisateurs de réseaux sociaux, chiffre en augmentation constante. En reprenant les travaux de sociologie de l’éducation d’Antoine Prost [2], le phénomène de démocratisation peut s’appliquer au développement des réseaux sociaux. À ce titre, le sociologue distingue la démocratisation qualitative, quantitative et ségrégative. La première renvoie à l’affaiblissement du lien entre l’origine sociale d’un élève et son parcours scolaire. Appliquée à l’espèce, la démocratisation renvoie à la diminution de la corrélation entre les caractéristiques sociales et le recours aux réseaux sociaux. La démocratisation quantitative est l’élargissement de l’accès à des études plus longues sans impacter l’accès à l’enseignement. Ici, il s’agit du constat de la croissance du nombre de réseaux sociaux, sans que l’accès des utilisateurs ne soit transformé. Enfin, la démocratisation ségrégative est une forme particulière de massification. La définition part du postulat suivant : la démocratisation quantitative repose sur une différenciation sociale des voies de scolarisation. Du prisme de notre objet, cela correspond à la différenciation sociale des usagers des réseaux sociaux, notamment l’intensité de l’usage. Si les réseaux sociaux prennent aujourd’hui la place de nouveaux théâtres informationnels et communicationnels permettant une certaine socialisation, collectivisation, il faut également les comprendre sous le prisme des cercles sociaux. En effet, l’idée d’une structure (ici les réseaux sociaux) peut être perçue par le concept de cercle social, individuel ou multiples, qui s’entrecroisent ou se disjoignent. De ce fait, les réseaux sociaux doivent être vus ici comme une nouvelle forme de cercle social, car l’entrelacement des différents cercles promouvant l'intérêt individuel permet ici de se “collectiviser” au sein d’un mouvement pour poursuivre leur but commun [3].
Récemment, l’intérêt porté aux réseaux sociaux ne se concentre pas sur son processus de massification, mais sur leur usage dans le cadre de mobilisations sociales ou de mouvements sociaux. Charles Tilly définit ces derniers comme une forme particulière d’action collective ayant émergé comme produit de ce processus, étant historiquement et spatialement localisée [4]. L’action collective renvoie à deux critères selon Erik Neveu : c’est un “agir ensemble intentionnel dans une logique de revendication” [5]. En raison de l’émergence du capitalisme transformant les modes de production et la formation de l’État-nation au XIXe siècle, l’action collective, auparavant “réactive”, devient “proactive”. Les citoyens s’organisent désormais en vue de prendre des initiatives, plutôt que seulement réagir aux décisions prises par les autorités. L’action collective devient alors organisée et s’inscrit dans un conflit social où des intérêts collectifs s’opposent. Le succès d’un des intérêts implique des pertes pour les autres.
Des auteurs comme Donatella Della Porta et Marco Diani ont participé à la théorisation des mouvements sociaux [6]. Ainsi, il ressort de leurs travaux quatre caractéristiques pour les définir : des réseaux de relations informelles renvoyant à l’aspect organisationnel, des croyances partagées et une solidarité (valeurs communes, identité collective), une action collective et conflictuelle qui s’inscrit dans un conflit social et le recours à la protestation, impliquant des formes de mobilisation non électorales. Dans son ouvrage “Sociologie des mouvements sociaux” [7], Erik Neveu esquisse une définition des nouveaux mouvements sociaux (NMS) qui ont émergé à partir des années 1960-1970, en opposition avec les “anciens” mouvements sociaux. Généralement, ces derniers avaient pour enjeu central la conquête du pouvoir de l’État et portaient sur la redistribution des richesses ou l’accès aux sites de décision. Ils fonctionnaient majoritairement via le binôme syndicat-parti. Les théoriciens des NMS distinguent quatre points de rupture : tout d’abord, les formes d’organisation et les répertoires d’action. Les NMS fonctionnent de manière autonome et décentralisée, et se structurent autour d’une revendication précise. Ils se caractérisent par des formes peu institutionnalisées de protestation (sit-in, occupations de locaux, grèves de la faim). Leurs valeurs et revendications portent sur la résistance au contrôle social et l’autonomie. On y trouve une forte dimension expressive et Erik Neveu les estime plus qualitatives et moins négociables. Le rapport au politique est également différent ; il s’agit de construire des espaces d’autonomie contre l’État et de réaffirmer l’indépendance des formes de sociabilité privées contre son emprise. Enfin, l’identité des contestataires n’est plus seulement définie en fonction de leur classe sociale ou de leur catégorie socioprofessionnelle.
L’actualité récente dessine un lien inévitable entre les nouvelles mobilisations sociales et les RSN : le rebond du mouvement Black Lives Matter (BLM) a été permis par la diffusion d’images de la mort de George Floyd par un policier américain sur Twitter ; en 2018, le mouvement français des Gilets jaunes est né et en partie structuré sur Facebook ; en 2019, les marches pour le climat sont devenues virales après le post Instagram de Greta Thunberg. Ainsi, les RSN ont une fonction de mobilisation et de structuration des mouvements sociaux.
Dès lors, s’interroger sur la conséquence de l’utilisation croissante des RSN par le prisme des mobilisations sociales paraît pertinent : en quoi la nouvelle plateforme communicationnelle des RSN s’est-elle démocratisée, permettant l’émergence d’une nouvelle force de mobilisation sociale, tant d’un point de vue organisationnel qu’opérationnel ?
Les RSN peuvent être étudiés comme un nouvel espace participatif de contestation politique. Cependant, bien que leur rôle organisationnel soit consacré, la modernisation qu’ils incarnent ne les place pas à l’abri d’une certaine partialité ; il convient alors de souligner l’enjeu fondamental de l’héritage traditionnel.
I) Un nouvel espace participatif de contestation politique
Si le modèle classique de contestation s’est vu bousculé par une envie croissante d’horizontalité du pouvoir, c’est davantage car les réseaux sociaux ont permis l’effervescence d’une nouvelle liberté, d’un nouvel espace participatif permettant un rassemblement rapide.
A) Un bouleversement du modèle classique de contestation : vers une horizontalité du pouvoir
Initialement, les contestations sociales, résultant de n’importe quelles causes, ont toujours pris la forme des grèves, des manifestations, de contestations traditionnelles, que ce soit par le biais de moyens pacifiques ou violents, la protestation physique étant maître mot. Les syndicats y jouaient le rôle le plus important, véritables meneurs et porte-parole des masses populaires, ils “constituent le principal pilier de l’émancipation du travail salarié [8]” bien que les individus qui le composent soient la réelle impulsion de ces mouvements. Les syndicats disposent en effet de plusieurs moyens privilégiés tels que les négociations avec l’État, durant lesquelles il est plus facile de revendiquer les changements que l’on aimerait voir apparaître (rôle des syndicats dans la synthèse de la parole, organisation hiérarchique, etc). Lors de l’émergence des contestations, les syndicats prennent souvent la tête des mouvements, dans la dynamique d’une meilleure représentation, d’une connaissance en la gestion et l’organisation des formes de contestations et surtout dans leur volonté de s’affirmer sur la scène institutionnelle, voire politique, par leur capacité de négocier et conclure des accords. Dans le paysage organisationnel français, les syndicats représentatifs au niveau national sont la Confédération française démocratique du travail (CFDT), la confédération générale du travail (CGT), la Force Ouvrière (FO), la Confédération générale des cadres (CFE-CGC) et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFCT). La liberté syndicale a d’ailleurs été reconnue promptement, par la loi Waldeck-Rousseau en 1884, reprise ensuite dans le préambule de Constitution de 1946, référence du préambule de la Constitution de la Vème République, en 1958. Cette liberté permet par ailleurs “d’adhérer à un syndicat et de défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale [9]”. Si un temps la grève fut le moyen principal utilisé par les contestataires, aujourd’hui les manifestations sont “le vecteur privilégié du mécontentement social [10]”. Les syndicats étaient traditionnellement les principaux organisateurs de manifestations, permettant la mobilisation collective, la perception d’un groupe identitaire, d’une union due à une cause, une idée, une revendication. La contestation sociale par la mobilisation physique permet d’impacter l’opinion publique, car souvent très médiatisée et surtout vécue par tous ceux ayant un regard sur ce qu’il se passe dehors. Par ailleurs, les causes de ces contestations sont principalement regroupées dans les mêmes thématiques depuis de nombreuses années : rémunération, emploi, condition de travail, discrimination, [11] mais aussi depuis une décennie la question de la justice sociale, de la démocratie, de l’environnement et de l'égalité.
Cependant, depuis quelques années, les formes de contestation traditionnelle ont tendance à faire partiellement basculer leurs revendications vers des protestations numériques, symbole de la force rassembleuse des réseaux sociaux. Effectivement, un changement doit procéder, à la fois par l’émergence de nouveaux canaux d’information et d’interconnexion entre différents individus. Contrairement aux contestations plus traditionnelles, les réseaux sociaux numériques permettent de réunir des individus de toutes catégories sociales, d’espaces territoriaux différents, quand les mobilisations antécédentes réunissent souvent des parts de la population, regroupées dans des catégories salariales ou professionnelles et dans les chefs-lieux. L’utilisation des réseaux sociaux permet la collecte d’information par soi-même, faisant passer les contestataires du statut de spectateur à celui d’agent actif [12]. L’embrigadement idéologique est alors permis non seulement par la concrétisation des idées de son “sois-même”, que ce soit par la recherche d’informations conformes aux idées des contestataires, mais également par le renfermement au sein d’un groupe qui a les mêmes idées, ne laissant à l’esprit critique peu de marge de manoeuvre. L’utilisation des réseaux sociaux permet l’embrigadement idéologique par sa fonctionnalité virale et diffuse, car le processus d’embrigadement nécessite un processus conversationnel. Cette fonction est permise par les réseaux, par "l’interprétation d’événements, de prises de position politiques ou sociales qui vont être présentées sous l’angle fermé de l’endoctrinement” [13]. L’émergence de l’utilisation des réseaux sociaux a permis de sortir du cadre initial pour organiser, créer son mouvement sur le fondement d’une cause partagée et dans le but d’affranchir la hiérarchie traditionnelle, de s'affranchir des organisations existantes, mais également des frontières géographiques et des institutions. Tel fut le cas du mouvement des Gilets jaunes de la RATP qui “faute d'avoir eu le sentiment d'être écoutés, représentés, et reconnus par les syndicats traditionnels” ont créé le leur : La Base. Cette appellation a d’ailleurs été donnée dans le but de démontrer que la « base » du peuple devait être écoutée par les institutions gouvernementales. Le mouvement BLM, qui s’est traduit par une forte mobilisation, créé en 2013 [14] a connu un regain d’intérêt par le biais des réseaux sociaux en diffusant des vidéos de violences policières, déclenchant dès le lendemain des émeutes à Minneapolis puis dans tous les États-Unis d’Amérique par des manifestations. Ce mouvement révèle également de l’importance des nouveaux outils numériques car la diffusion de vidéos sur des réseaux sociaux apporte une nouvelle forme d’informations et de liberté d’expression, une nouvelle plateforme où naît l’organisation des contestations physiques à forte influence.
Par ce biais-là, comme l’avaient revendiqué les Gilets jaunes lors de leurs nombreux actes, la verticalité du pouvoir n’a plus sa place, « la base » de la population devant être prise en compte dans les décisions politiques, sa voix devant être entendue. L’horizontalité apparaît comme une idée motrice de ces mouvements, car c’est le “principe de commune humanité, tout être humain vaut autant que tout autre être humain. Sa vie importe autant que celle de n’importe quel autre, et, en conséquence, son avis aussi. Cet avis renvoie à une expérience vécue singulière, qu’aucune autre ne remplace, et qui doit être prise en compte en tant que telle [15]”. Alexis de Tocqueville l’énonçait dans ses ouvrages, la démocratie est une dynamique “de transformation sociale aux effets politiques incertains [16]”, et dans laquelle le postulat d’égale valeur de toutes les opinions, compris ici comme ceux le moins représentés ou qui n’ont pas voix (GJ, BLM, etc.), doivent se faire entendre dans une dynamique sociétale. L’horizontalité permettrait en effet la création d’une identité commune, de la participation citoyenne, donnant lieu à une dynamique collective née ici “d’un ensemble de pratiques communicationnelles individuelles, jusque-là dispersées dans le réseau [17]”. Par le biais des outils numériques, les contestations traditionnelles sont donc bousculées, appelant à une véritable horizontalité du pouvoir, de l’organisation, de l’identité à faire valoir. Tel est le cas des Gilets jaunes qui ne veulent plus être sous l’égide de tel syndicat (ici Gilets jaunes de la RATP), considéré comme une organisation du pouvoir vertical, institutionnalisé et faisant donc partie du système dénoncé. Le rapport d’horizontalité est vécu au sein de ces outils numériques puisqu’il permet un mixage des entités individuelles dans l’association d’un but commun. Cependant cette volonté, cette réalité vaine est controversée par l’affût de positions individuelles, du chacun derrière son écran que les outils numériques produisent. Alain Caillé énonce d’ailleurs qu’un “des premiers défauts du désir d’horizontalité est que celle-ci est largement fictive. Au mieux, elle conduit à l’impuissance, comme l’ont montré les Gilets jaunes. Très vite, les Gilets jaunes ont obtenu la satisfaction de leurs revendications matérielles immédiates, mais, une fois celle-ci acquise, ils se sont révélés dans l’incapacité de bâtir ne serait-ce que l’esquisse d’un programme politique.”. Cette horizontalité mène irrémédiablement à une confusion de l’organisation, où chacun veut faire entendre sa voix, mais ne veut pas qu’on entende celles des autres plus que lui. Par ce biais-là, on peut se demander “comment gérer la tension entre un égal droit à la parole, qui ne saurait être remis en cause, et la nécessité que certains parlent plus que d’autres parce que leur parole engage l’existence même du collectif ? Certainement pas en déniant l’existence ou la nécessité du pouvoir ou d’un leadership. La crainte qui anime la revendication d’horizontalité est que certains en viennent à exercer un pouvoir sur le collectif. Mais, dans le vain espoir de conjurer l’émergence de tout pouvoir sur, la fétichisation de l’horizontalité rend impossible le pouvoir de faire quelque chose ensemble. Il n’y a pas de pouvoir d’agir collectif possible sans que certains ou certaines exercent une forme ou une autre de pouvoir. Ce qui est à craindre et à conjurer, ce n’est pas le pouvoir, c’est la transformation du pouvoir en domination, c’est-à-dire en un pouvoir sur qui ne bénéficie qu’à ceux qui l’exercent et non au pouvoir d’agir du collectif. Un pouvoir qui accapare et qui ne peut pas ou plus être contesté [18]”. Il y a ici une véritable tendance à la structuration comme nécessaire apport pour que le mouvement advienne jusqu’au niveau politique.
B) Une liberté permettant le rassemblement rapide
En vertu des articles 19 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948) et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789), la liberté d’expression est un droit garanti à tous tant qu’il ne contrevient pas aux exceptions posées par la loi. Elle a valeur constitutionnelle en France [19]. Considérés comme un moyen d’expression, les réseaux sociaux sont désormais devenus un outil non négligeable d’information. En 2019, 46% des Français de moins de 35 ans déclaraient utiliser les médias numériques comme première source d’information [20]. La capacité de poster, de commenter et de partager implique celle de donner son opinion de manière plus ou moins publique dans un entre-soi relatif. Toutes deux sont exacerbées par l’absence de contrôle efficient, tâche souvent confiée à des robots disposant de quelques secondes pour étudier les publications signalées. Ainsi, les réseaux sociaux apparaissent comme un espace de liberté d’expression peu contraignant, un espace public morcelé. Il convient de préciser que le droit positif français distingue deux types de réseaux. Ceux dits “ouverts”, qui renvoient à une situation où l’auteur n’a pas la maîtrise de son audience et les propos tenus revêtent un caractère public. Les réseaux “paramétrés”, basés sur une communauté d’intérêts, restreignent volontairement leur accès (groupes privés ou fermés sur Facebook, par exemple).
Dans le cadre de la naissance du mouvement des Gilets jaunes en octobre 2018, Éric Drouet [21] avait fait le choix de créer un événement et un groupe sur Facebook. Le choix était stratégique : premier réseau social français, Facebook regroupe plus de 38 millions d’utilisateurs sur le territoire, permettant ainsi une l'audience large [22]. Le modèle du groupe permet la participation : ainsi, chaque membre peut s’exprimer librement, dans la mesure du respect des règles de la plateforme et de la loi. Dans le groupe “Manifestations du 17 novembre Cantal 15” du mouvement des Gilets jaunes, les principales interventions relevées étaient relatives aux inégalités sociales (16,1% des phrases employées) [23]. Ainsi, Facebook est devenu le “QG numérique des Gilets Jaunes” [24] : plus d’1,8 million d’internautes étaient recensés dans le groupe “Compteur officiel de Gilets jaunes”. Cette liberté de poster a par ailleurs permis la diversification des revendications du mouvement social.
Le passage au digital a permit l’avènement de la démocratisation de l’opinion. En effet, l’anonymat, la levée des barrières sociales et l’abstraction caractérisant les réseaux sociaux permettent une prise de parole plus facile et l’affirmation d’opinions traditionnellement tues en public. Il convient cependant de mettre en garde contre la radicalisation des idées et propos, elle aussi facilitée par la liberté d’expression. En outre, la facilitation de la prise de parole fonctionne de pair avec la massification qu’implique l’interaction sur les réseaux sociaux. Faire partie d’un mouvement social d’un réseau social se base sur le pari de la viralité des publications : elles doivent être lues, commentées, partagées le plus possible. C’est ainsi qu’elles seront mises en avant plus longtemps, permettant aux opinions extrêmes de s’imposer plus facilement, car elles attirent. La popularité fonctionne à l’applaudimètre et la légitimation s’acquiert par l’audience. Cependant, la lecture massive est à différencier de la lecture véridique ; de nombreuses fake news [25] ont circulé en interne (notamment sur la signature du pacte de Marrakech en décembre 2018 par le président Emmanuel Macron, qui faisait craindre aux Gilets jaunes une invasion de migrants), nourrissant un ressentiment déjà prononcé pour la haute sphère politique et les médias traditionnels. Le phénomène des fake news se nourrit des algorithmes des RSN [26], qui sélectionnent les informations parvenant aux internautes. Les GAFAM [27] ont récemment pris conscience de l’ampleur et de l’enjeu de la problématique et réfléchissent sur le sujet ; sur le marché de l’information, il convient de trouver le juste équilibre entre le respect des droits fondamentaux et la censure des opinions extrêmes, fausses ou crédules. Une responsabilisation de l’internaute autant qu’une révolution pédagogique semblent nécessaires pour endiguer le phénomène.
Dans le cadre de la formation d’un mouvement social, les réseaux sociaux peuvent également être perçus comme un espace public intuitif permettant l’inclusion. C’est ce que Robert E. Gutsche Jr. et Kristy Hess appellent la placification, ou “la transformation d’espaces numériques d’information en places de signification [28]”. En effet, la facilité de discussion et d’échange permet une agrégation rapide par la réduction du nombre d’intermédiaires. Sur les réseaux sociaux, tout est fait pour permettre la rapidité et l’efficacité (boutons de partage de couleur sur Facebook, nombre de caractères limités sur Twitter), ainsi que l’adhésion puisqu’aucun engagement n’est demandé pour rejoindre un groupe ou créer une page. La simplicité des médias sociaux joue donc un rôle indéniable dans la diffusion rapide d’un mouvement.
Cependant, leur caractère inclusif est également déterminant. Comme le souligne le sociologue Baptiste Kotras, “Internet est un espace privilégié pour les gens qui ne peuvent pas faire circuler leurs idées, car personne ne peut les empêcher de parler. Le web apporte une ouverture de l’espace public [29]”. La diversité des opinions présentées sur les réseaux permet effectivement à chacun de personnaliser sa cause, en choisissant les informations estimées pertinentes. Surtout, les réseaux sociaux deviennent souvent le théâtre d’expression des classes populaires, souvent invisibilisées dans les débats politiques. Cette absence de représentation et de représentativité est le fer de lance de nombreux mouvements sociaux récents. Ainsi, dans le groupe Facebook “Manifestations du 17 novembre Cantal 15”, 19,9% des phrases employées sur le groupe témoignaient de la rancœur (souvent accompagnée d’insultes) des internautes contre le gouvernement d’Emmanuel Macron [30]. Cette forte concentration d’une même frange sociale favorise cependant l’entre-soi et ne permet pas de remise en cause réelle des idées avancées.
Au-delà du critère social, le critère du genre peut trouver une atténuation en ligne : les femmes, plutôt sous-représentées et réduites au silence dans les mouvements sociaux politiques, ont massivement répondu à l’appel à la mobilisation des Gilets jaunes. Les femmes seules avec enfant(s) y sont surreprésentées (12%), selon Magali Della Sudda. Elle explique : “c'est assez inédit de voir les femmes aussi présentes sur des lieux, types barrages routiers et blocages, qui jusqu'à présent, dans d'autres mouvements sociaux étaient des types d'actions masculines” [31]. Enfin, la mobilisation via les réseaux sociaux profite aussi aux plus jeunes : la publication de la grève pour le climat de Greta Thunberg [32] a été aimée plus de 31 000 fois sur Instagram, réseau utilisé par 81% des 16-25 ans et dont 71% des utilisateurs actifs ont moins de 35 ans [33]. Les réseaux sociaux permettent le renversement indirect du présupposé de la “compétence politique” dès lors que chacun se considère comme compétent pour émettre une opinion. On retrouve cette idée dans le concept de connective action (“action connectée”) théorisé par Lance Bennett et Alexandra Segerberg : les participants à un mouvement social abordent les questions soulevées sous un angle individuel et trouvent un terrain d’entente dans le cadre d’actions facilement personnalisables. Ces actions, qui permettent de partager leurs différentes appréhensions sur les questions litigieuses, se déroulent sur les réseaux sociaux [34]. Ils sont ainsi un nouvel espace de contestation de groupe permettant l’exercice de la “citoyenneté critique” théorisée par Pippa Norris [35].
Les réseaux sociaux permettent donc le rapprochement idéologique, en plus d’outrepasser les barrières géographiques. En effet, plus de la moitié des groupes Facebook analysés dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes sont associés à une ville, un petit groupe de ville ou à un “pays”. 25% des groupes ont une visée qui dépasse l’échelle départementale [36]. Ainsi, la mobilisation en ligne permet le développement de mouvements locaux et facilite la délocalisation. Pour autant, il convient de préciser que l’organisation des Gilets jaunes par ville ou département a parfois pu donner lieu à une forme de concurrence entre les groupes ; les réseaux sociaux n’empêchent ainsi pas les effets relatifs aux foules qui font appel à l’instinct [37] (effet de groupe, sentiment d’appartenance).
II) Un effet cognitif certain des réseaux sociaux, cependant insuffisant en lui-même pour obtenir la satisfaction des revendications
Si la politisation des réseaux sociaux est passée sans aucune mesure par l’usage des algorithmes, il n’en reste pas moins qu’ils ont un effet cognitif certain. Cependant, le présent nous démontre que si le théâtre informationnel et communicationnel des réseaux sociaux est primordial, il vacille pour autant entre besoin d’identité collective virtuelle et nécessité d’une contestation physique pour passer à l’action.
A) L’orientation contestée des algorithmes : une politisation des réseaux sociaux
Selon le sociologue Alain Touraine, les mouvements sociaux sont une composante singulière et importante de la participation politique [38]. Les différents travaux de Charles Tilly mettent en évidence la tendance historique à la politisation des mouvements sociaux en France, par trois facteurs : un mouvement de nationalisation graduelle de la vie politique (via l’unification administrative du territoire, l’essor du suffrage universel et le renforcement du rôle de l’État), une dynamique issue de la révolution industrielle (dislocation et désenclavement des communautés locales) et un processus d’élargissement des interventions étatiques menant à l’ubiquité de l’État.
La dimension politique d’un mouvement social réside en sa définition contre une action, à travers l’identification d’un adversaire (souvent une autorité politique). En tant que nouvel outil de communication, les réseaux sociaux peuvent être utilisés en tant qu’outils politiques : on peut citer l’exemple de la campagne #ForgeonsNosOpinions sur YouTube (2017) qui avait pour objectif d’illustrer la diversité de son contenu. La vidéo de présentation de la campagne reprenait des extraits vidéo d’interventions de Nathalie Arthaud, Jean Lassalle ou encore François Asselineau, justifiant le slogan “c’est en découvrant d’autres opinions qu’on fait avancer le débat”. Plus encore, il convient de considérer les réseaux sociaux comme une opportunité politique, déjà saisie par certains.
Leurs algorithmes ont été créés pour assurer à chacun un contenu pertinent et intéressant. En se basant sur les données et réactions personnelles, chaque utilisateur se voit donc offrir un fil d’actualité personnalisé. C’est cette personnalisation des informations apportées qui est remise en cause depuis quelques années : les interactions les plus récurrentes étant celles avec les proches, l’algorithme participe à créer un entre-soi confirmant des positions déjà affichées. Dominique Cardon estime « qu’il faut vraiment comprendre que les algorithmes calculent pour les utilisateurs en prenant comme information les traces de leurs activités passées, mais on commente toujours les mêmes, on like toujours les mêmes, on s'amuse toujours avec les mêmes, et donc on produit des traces qui sont assez monotones. L’algorithme vient renforcer cette monotonie et crée du coup un sentiment d'enfermement dont il renvoie la responsabilité sur l'internaute puisqu’il ne s'est pas montré curieux. Et une partie des débats là-dessus c’est que nous nous voyons comme des individus ouverts, curieux, attentifs à la diversité, cosmopolites. La réalité c'est que ce n’est pas le cas : on a des attachements, des préférences et des choix ; les réseaux sociaux sont venus dire aux individus : affirmez votre subjectivité [39] ». Lors des élections présidentielles américaines de 2016, l’algorithme de Facebook a été l’objet de vives contestations : deux rapports de 2018 (l’un produit par l’entreprise de cybersécurité New Knowledge, l’autre par l’université d’Oxford [40]) ont calculé que les fausses pages d’information supposément créées par les services russes ont été vues par 126 millions d’Américains, et engendré 76,5 millions d’interactions.
Auparavant promoteur des contenus produits par les pages, l’algorithme de Facebook a été modifié en janvier 2018 et a opéré un recentrage géographique et intime de l’information. Ce changement peut offrir une clef partielle de compréhension au succès du mouvement des Gilets jaunes en France : Éric Drouet s’est très certainement vu proposer le nom de Priscillia Ludosky (initiatrice de la pétition pour une baisse des prix du carburant à la pompe en mai 2018) dans son fil d’actualité, en raison de leur proximité géographique et de leurs intérêts communs. Romain Bornstein ajoute : “Il suffit de s’inscrire dans deux ou trois de leurs groupes Facebook pour le constater : dès lors que l’utilisateur y est admis, 80 % de son fil d’actualité est désormais composé de publications issues de ces groupes. Plus rien d’autre ne semble exister dans le monde en dehors de l’actualité des Gilets jaunes et des centaines de liens, de vidéos et de commentaires outrés auxquels l’internaute est exposé à chaque connexion. Celui-ci se retrouve alors prisonnier volontaire d’une bulle cognitive où tout concourt à renforcer sa détermination en l’isolant des informations discordantes et des avis opposés [41]”. Les proches sont donc plus enclins à s’enfermer dans la même bulle idéologique, appelée “chambre d’écho” par Cass Sustein ou “bulle de filtre” par Eli Pariser. Selon ce dernier, ces bulles constitueraient une réelle menace pour la démocratie et le lien social puisqu’elles enferment les internautes dans un univers informatif et intellectuel isolant. Il convient dès lors de mobiliser des journalistes, des scientifiques ou des experts sur ces plateformes qui apporteront une certaine objectivité et permettront de contrôler la diffusion d’informations douteuses. Car si elles ne sont plus autant mises en avant depuis la mise à jour de l’algorithme Facebook, elles restent cependant un outil politique efficace. À ce titre, lors des dernières présidentielles américaines, dans un groupe Facebook intitulé “Stop The Steal” contestant le processus électoral et diffusant des fake news en masse, plus de 300 000 personnes se sont rassemblées en deux jours. Le groupe a pris une telle ampleur que Marc Zuckerberg lui-même a décidé de le fermer, en se basant sur trois arguments : le régime d’exceptionnalité de la période (fortes tensions dans le cadre des élections, mais aussi des nombreux mouvements sociaux qui émergent), la délégitimation du processus électoral et l’appel constaté à la violence. Plus tard, il a été prouvé que le groupe était piloté par des réseaux structurés très proches du parti républicain. En France, les plateformes numériques sont soumises à des obligations de transparence et si elles dépassent un nombre de connexions par jour, doivent être légalement représentées et rendre leurs algorithmes publics. L’arsenal juridique permettant la suppression des contenus ou des groupes reste cependant léger. La loi organique n° 2018-1201 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information a permis la création d’une voie de référé civil obligeant l’appréciation des informations litigieuses sous 48h. Le Conseil constitutionnel a précisé que le juge ne pouvait faire cesser la diffusion d’une telle information que si son caractère inexact ou trompeur était manifeste et que le risque d’altération de la sincérité du scrutin l’était également [42]. Cependant, de nombreux députés et associations reprochent à ce texte de faire reculer la liberté d’expression, le juge des libertés individuelles n’étant que peu sollicité.
Enfin, la modification des algorithmes n’écarte pas un autre problème brûlant d’actualité en ces temps de pandémie, qu’est la collecte des données. La (re)vente de toute information personnelle collectée sur un réseau social facilite la fragmentation des discours. Tel cas a eu lieu aux États-Unis, durant la campagne pour les élections présidentielles de 2016 : l’équipe de Donald Trump, à travers un ciblage électoral offert par Facebook, a diffusé 5,9 millions de versions différentes de sa publicité. Ainsi, si les réseaux sociaux facilitent la création et l’organisation de mobilisations sociales, il convient de manipuler les informations et les influences tirées de ces réseaux avec recul et précaution. Ils ne sont pas un outil neutre et c’est ce qui consacre leur intérêt dans la construction d’une lutte sociale.
B) Le théâtre informationnel et communicationnel des réseaux sociaux : entre besoin d’identité collective virtuelle et nécessité d’une contestation physique pour passer à l’action
De nos jours, les réseaux sociaux sont devenus les théâtres d’informations abondantes, qu’elles soient véridiques ou non, devenant un des mécanismes des nouveaux collectifs [43]. En effet, l’émergence des réseaux sociaux numériques et des technologies est allée de pair avec l’évolution de la sociologie des mouvements sociaux, donnant lieu à une rencontre stratégique dans l’optique d’organiser différemment les contestations. Le travail de l’économiste Mancur Olson permet à cet égard de comprendre que “le comportement collectif ” est “considéré généralement comme l’initiateur du paradigme de la mobilisation des ressources. Ce dernier préconise que la constitution d’une organisation, présentant des spécificités propres au champ contestataire, permet à un groupe de se structurer et de rassembler les ressources nécessaires à la mobilisation [44]”. Ce nouvel outil que sont les réseaux sociaux, aussi bien Facebook que Twitter, permet de montrer que la diffusion des informations et l’interaction des individus produisent des effets. Comme le rappelle Charles Tilly dans son ouvrage Politique(s) du conflit, il est nécessaire d’avoir une intermédiation (ici les réseaux sociaux), une diffusion (ici la stratégie des post, commentaires, etc.), et une action coordonnée pour arriver à maintenir une stratégie élaborée lors d’une contestation [45]. Ce modèle nécessite également d’autres mécanismes, tels que l’appropriation sociale, ce qui fut le cas des Gilets jaunes lors de l’augmentation des prix du carburant ; de la jeunesse lors des rassemblements pour la lutte contre le changement climatique, ou encore de la population américaine lors des manifestations BLM.
C’est d’ailleurs par le biais de l’environnement numérique que “le processus discursif de construction de sens est primordial pour définir une identité collective et stimuler la participation. Afin de pouvoir constituer une identité contestataire, il est donc nécessaire de toucher un certain nombre d’usagers qui seront disponibles à participer activement au débat et à produire des contenus en ligne. L’activation et l’intensification des pratiques infocommunicationnelles autour d’un projet collectif sont donc à considérer comme des ressources fondamentales pour la naissance et l’aboutissement du projet militant [46]”. En suivant ce raisonnement, on se rend bien compte que la mobilisation sociale s’est modernisée, prenant une forme virtuelle à ses prémices pour ensuite se rattacher à l’héritage de la mobilisation traditionnelle tel que les manifestations. La perception d’une volonté commune et l’appel du collectif amènent à une nécessité d’agir qui va se traduire par la création de l’évènement au préalable sur les réseaux sociaux, dans un but d’unification des acteurs. Là où la mobilisation virtuelle passe à une mobilisation en “présentiel” vient de la création d’une action datée, aux horaires fixes et dont la participation semble massive. L’appel à la manifestation ou à la grève, passant par les réseaux sociaux, permet aux mouvements contestataires de se mobiliser pour passer à la phase active de leur dimension manifestaire, à savoir la mobilisation physique. Mais la mise en abîme des manifestations conjointement aux réseaux sociaux va encore plus loin : si ces derniers sont les précurseurs de la mobilisation, les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram) peuvent être utilisés pour “envoyer des tweets indiquant les rues bloquées par les forces de l’ordre et proposant des itinéraires alternatifs pour encercler [47]” les lieux et institutions visées par les contestations. Les réseaux sociaux présentent l’avantage (partiel) de créer une organisation sans les ressources et les structures offertes par les organisations conventionnelles, ce qui donne la possibilité à tout individu de faire valoir sa cause à n’importe quelle échelle. En effet, “une fois que le mouvement aura cessé de s’accrocher à l’idéologie de l’absence de structure, il aura la possibilité de développer les formes d’organisation qui seront davantage en accord avec son fonctionnement [48]”, comme le présentent les réseaux sociaux. Par ailleurs, Charles Tilly énonce que “le changement d’échelle est donc quelque chose de décisif. Il mène à une nouvelle coordination au niveau supérieur [49]”. L’utilisation des nouveaux instruments numériques permet quant à elle de faire passer beaucoup plus rapidement les contestations et revendications d’un niveau à un autre. Effectivement, par le biais d’une création de l’identité contestataire, toutes personnes s’y identifiant peuvent liker, commenter, partager et diffuser un message à son réseau personnel, entraînant une propagation majeure et rapide. Dans un souci de crédibilité et de progrès, le temps entre la formation du collectif sur les réseaux sociaux et la mobilisation physique est de l’ordre de quelques jours, voire plus rapidement pour que le mouvement garde sa spontanéité et sa réactivité.
Par ailleurs, si les réseaux sociaux sont devenus les points de rendez-vous des contestataires, il n’en reste pas moins que la manifestation physique, organisée et encadrée reste l’option continuellement choisie. Cet héritage de la contestation traditionnelle à l’atout de rassembler physiquement et donc tangiblement tous les individus contestataires, permettant de se faire connaître du grand public, en valorisant “des ressources communes (argent, travail, information) et qui s’appuie sur une base [50]”. La concrétisation des contestations numériques se fera irrémédiablement par le biais d’actes physiques, revendicatifs, puisqu’elle permet d’unifier les militants d’une cause, donnant une dimension physique à l’action collective [51]. De ce fait, l’action à même le terrain permet de faire émerger une force collective encore plus soutenue que celle sur les réseaux, ce qui laisse la mobilisation traditionnelle comme clé de voûte des contestations sociales. Bien que les contestataires se soient réunis et retrouvés sur des réseaux sociaux pour constituer leur vivier de revendications, c’est leur manifestation physique, dans la rue, près des institutions politiques et gouvernementales qui a de la résonance. Effectivement, c’est également par le biais du numérique, via les médias, que les contestations prennent une dimension de « conflit politique » permettant de faire remonter leurs revendications au niveau régional ou national. Dans une autre mesure, la place du leader persiste à être indéniable, ce que les réseaux sociaux ne peuvent transcender. Comme énoncé précédemment, l’horizontalité ne peut être complète, notamment du fait de la présence d’une organisation du mouvement, amenant à voir se dessiner une position de meneur permettant la régulation et l'agencement des contestations.
Finalement, c’est également par les nouvelles configurations du cyberespace et du rôle des forces de l’ordre que la surveillance des réseaux sociaux s’est accrue. Hormis le rôle des grandes plateformes sociales (Twitter, Facebook etc) dont leur activité se plafonne à supprimer les profils et comptes comme récemment le mouvement radical américain Boogaloo (extrême droite, activistes antigouvernementaux, néonazis et des suprémacistes blancs[52]), les garants de la sécurité agissent. Les “cyberpatrouilles” comme elles sont appelées, permettent non seulement de “dénicher” des groupements faisant l’apologie d’une certaine violence ou d’un embrigadement idéologique trop radical, mais également pour connaître la teneur des manifestations prévues ou des regroupements non signalés. Cependant, la transformation de l’utilisation d’Internet des réseaux sociaux, par les différents moyens communicationnels (vidéos, post, conversation privée), mais également par la rapidité des informations et à grand volume ne permet pas toujours aux forces de l’ordre d’avoir les moyens et les ressources adaptés à ces nouveaux défis.
Conclusion
Ici, il était significatif de mettre en exergue les nouvelles modalités et configurations de ce qu’on a appelé des contestations à l’ère du numérique. Alors que traditionnellement les syndicats permettaient de faire le lien entre les revendications des individus et les instances régionales ou nationales, il est maintenant question de bouleverser cette hiérarchie pour venir mettre en place une nouvelle horizontalité du pouvoir. Les réseaux sociaux, véritables théâtres de l’information et nouveaux espaces participatifs, permettent l’interaction de nombreux individus, sans distinction et de mettre à profit les stratégies technologiques afin d’organiser ces revendications en étant davantage semblables à leur propre fonctionnement. Néanmoins ces outils sont encore à relativiser, le concept d’horizontalité du pouvoir n’étant que partiellement efficient du fait de son organisation complexe et d’une volonté indéniable de leadership, quels que soient les paramètres. Ainsi, bien que les réseaux sociaux continuent de satisfaire les nouveaux mouvements de contestations par les instruments influents qu’ils proposent, la manifestation physique reste un des leviers actionnés par ces derniers, rappelant l’héritage traditionnel des mobilisations sociales.
Cependant, dans un contexte sanitaire important tel que nous le vivons aujourd’hui, il semblerait que le virtuel ne bascule plus inéluctablement dans la contestation physique. Comme le montre la récente manifestation à Paris, une “marche pour la vie” contre l'avortement, et alors que 5 000 personnes étaient rassemblées, près de 10 000 personnes l’étaient également via la plateforme ZOOM. Cette résonance via le virtuel démontre que les réseaux sociaux n’ont pas fini d’être présents dans la formation et le déroulement des contestations[53].
[1] JARRY, A. et collectif, L’accès à l’information et aux Réseaux sociaux rend-il plus innovant.e ?, 2018, 338 p
[2] PROST, A., Histoire de l’enseignement, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, 524 p
[3] FORSE Michel, Définir et analyser les réseaux sociaux - les enjeux de l'analyse structurale, Dans Informations Sociales, 2008
[4] TILLY, C., The Contentious French, Cambridge, Belknap Press, 1989, 512 p
[5] NEVEU, E. I. Qu’est-ce qu’un mouvement social?. Dans Érik Neveu éd., Sociologie des mouvements sociaux, 2019, (pp. 5-24). Paris: La Découverte.
[6] DELLA PORTA, D., DIANI, M., Social movements : an introduction, Londres, Blackwell, 2006, 355 p
[7] NEVEU, É. V. De « nouveaux » mouvements sociaux ?. Dans : Érik Neveu éd., Sociologie des mouvements sociaux, 2019, (pp. 58-69). Paris: La Découverte.
[8] VAKAPOULIS Michel, Syndicats, mouvement et dynamique d’anticipation : le défi de la nouvelle radicalité, 2009, Cairn
[9] La Rédaction, Qu’est-ce qu’un syndicat et comment s’organise-t-il ? dans Vie Publique, 27 mai 2019.
[10] ANDOLFATTO Dominique et LABBE Dominique, Chapitre V : L’action syndicale, dans Sociologie des syndicats (2011), pages 91 à 108.
[11] Ibidem.
[12] ALAVA Séraphin, HASSAN Ghayda, Comment qualifier les relations entre les médias sociaux et les processus de radicalisation menant à la violence ?, dans Quaderni, 2018.
[13] HUSSEIN Hasna, NAJJA Noha, Study of radicalization processes within social networks: role of complotist arguments and rupture discourses, dans Quaderni, 2017.
[14] SULLIVAN Justine, Le mouvement Black Lives Matter, L’Express, 2020
[15] CAILLE Alain, Horizontalité/verticalité, dans Revue du Mauss, 2019/2, n°54, pages 321 à 327.
[16] LAZORTHES Frédéric, La démocratie dans l’horizon des valeurs, retour à Alexis de Tocqueville…, dans Informations sociales 2006/8, n°136.
[17] SEDDA Paola, Les nouvelles politiques du conflit, dans Revue internationale de théorie critique, 2017
[18] Ibid. 8
[19] La DDHC fait partie du bloc de constitutionnalité
[20] BONNIN, N., Les réseaux sociaux première source d’info en ligne chez les personnes sensibles aux théories du complot, Franceinfo, 18 février 2019 : https://www.francetvinfo.fr/internet/reseaux-sociaux/info-franceinfo-les-reseaux-sociaux-premiere-source-d-info-en-ligne-chez-les-personnes-sensibles-aux-theories-du-complot_3191963.html
[21] Créateur de l’évènement Facebook “Tous ensemble le 17 novembre 2018 pour le blocage national face à la hausse du carburant !”, assimilé aux personnalités à l’origine du mouvement des Gilets jaunes.
[22] Les réseaux sociaux : nombre d’utilisateurs actifs, juillet 2020, Agence Tiz : https://www.tiz.fr/utilisateurs-reseaux-sociaux-france-monde/
[23] SEBBAH B., SOUILLARD N., THIONG-KAY L., SMYRNAIOS N., Les Gilets jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes, 26 novembre 2018, p. 7-8 : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1524
[24] BORNSTEIN Romain, En immersion numérique avec les “gilets jaunes” dans Le Débat 2019/2 (N°204), pages 38 à 51
[25] “The Science of fake news”, David Lazer, Matthew Baum, Yochai Benkler, Adam Berinsky, Kelly Greenhill, Filippo Menczer, Miriam Metzger, Brendan Nyhan, Gordon Pennycook, David Rothschild, Michael Schudson, Steven Sloman, Cass Sunstein, Emily Thorson, Duncan Watts, Jonathan Zittrain, 8 mars 2018, Revue Science vol 359, issue 6380 : “fabricated information that mimics news media content in form but not in organizational process or intent”.
[26] Voir supra.
[27] Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft soit les cinq plus grandes entreprises mondiales (toutes américaines) dans le domaine du numérique.
[28] GUTSCHE JR., R.-E., HESS, K., Placeification: The Transformation of Digital News Spaces into “Places” of Meaning, 18 mars 2020 p.586 à 595, https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/21670811.2020.1737557
[29] KOTRAS Baptiste, interview à Mediapart par Géraldine DELACROIX le 7 décembre 2018 https://www.mediapart.fr/journal/france/071218/sur-le-web-les-gilets-jaunes-apprennent-vitesse-grand-v
[30] SEBBAH B., SOUILLARD N., THIONG-KAY L., SMYRNAIOS N., Les Gilets jaunes, des cadrages médiatiques aux paroles citoyennes, 26 novembre 2018, p. 7-8 : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1524
[31] Le Journal des femmes, Elles sont Gilets jaunes : qui sont ces femmes qui manifestent?, 29 mars 2019, disponible sur https://www.journaldesfemmes.fr/societe/actu/2509512-qui-sont-les-femmes-gilets-jaunes/
[32] https://blog.digimind.com/fr/agences/instagram-chiffres-incontournables-2020-france-et-monde
[33] Statistita, 2019
[34] SEGERBERG, A., BENNETT, L., The logic of connective actions, Cambridge University Press, 2012
[35] NORRIS, P., Critical Citizens: Global Support for Democratic Government, Oxford, Presse Universitaire d’Oxford, 1999
[36] BOYER P.-C., DELEMOTTE, T., GAUTHIER G., ROLLET V., SCHMUTZ B., Les Déterminants de la mobilisation des GJ dans Revue Économique 2020/1 (vol. 71), p. 109-138
[37] LE BON, G., Psychologie des foules, version numérique, 1895 p.29. Disponible sur https://www.psychaanalyse.com/pdf/Psychologie_des_foules.pdf
[38] TOURAINE, A., La voix et le regard, Paris, Éditions du Seuil, 1978, 31 p
[39] https://www.franceinter.fr/emissions/le-zoom-de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-19-juillet-2017
[40] https://www.nytimes.com/2018/12/17/us/politics/takeaways-russia-social-media-operations.html
[41] BORNSTEIN, R., En immersion numérique avec les “gilets jaunes” dans Le Débat 2019/2 (n°204), p. 38 à 41
[42] Conseil Constitutionnel, 20 décembre 2018, n° 2018-773 DC et 2018-774 DC.
[43] Ibid. 10
[44] OLSON Mancur, (1978), Logique de l'action collective, Paris : PUF ; repris par SEDDA Paola, Les nouvelles politiques du conflit, dans Revue internationale de théorie critique, 2017
[45] TILLY Charles, TARROW Sidney, Chapitre 2 : Comment analyser un conflit, dans Politique(s) du conflit, 2015, pages 63 à 92.
[46] Ibid. 10
[47] BEN ABDALLAH Chirine, Quelle portée des réseaux sociaux dans le processus révolutionnaire ? dans Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain, IRMC, 2011
[48] FREEMAN, J., (1974), « The Tyranny of Structurelessness », In Jane S. Jaquette, ed., Women in Politics, New York: Wiley. Traduction française du titre de l’essai de Joe Freeman, activiste nord-américaine du mouvement pour la libération des femmes.
[49] Ibidem.
[50] TILLY Charles, TARROW Sidney, Politique(s) du conflit, De la grève à la révolution, Paris : Science Po Les Presse, (2008)
[51] SEDDA Paola, La politisation de l’ordinaire, enjeux et limites de la mobilisation numérique, dans Sciences de la société, 2015
[52] Le Monde avec AFP, Facebook supprime les comptes liés au mouvement radical américain Boogaloo, 30 juin 2020.
[53] Le Figaro avec AFP, Plusieurs milliers de personnes rassemblées à Paris contre l’avortement, 17 janvier 2021
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