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Délégalisation de l’IVG et État de droit en Pologne

Relu par Alain Van CUYCK, Maître de conférences en science de l'information et de la communication, membre du Laboratoire de recherche ELICO (Équipe Lyonnaise en Information et Communication) et de la SFSIC (Société Française des Sciences de l'Information et de la Communication). Il est aujourd'hui responsable du Master communication des organisation, parcours management de la communication intégrée.


Le combat pour le droit à l’avortement continue encore aujourd’hui dans de nombreux pays. Si la France octroie un accès généralisé à l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) grâce à la loi Veil du 17 janvier 1975, ce n’est pas le cas de l’ensemble de nos voisins européens. Ainsi, le Portugal ou encore l’Irlande possèdent des législations plus restrictives allant d’une limitation de l'utilisation de l’IVG à une interdiction totale. Lorsqu'il est acquis, ce droit est fréquemment remis en question, comme en Pologne.


Malgré la pandémie du Covid-19, des centaines de milliers de Polonais et Polonaises protestent quotidiennement dans les rues du pays depuis plusieurs semaines, occupant même les églises. Ces manifestantes, en majorité des jeunes femmes, dénoncent la décision du Tribunal constitutionnel du 23 octobre 2020 durcissant le droit à l’IVG, déjà très restrictif depuis 1993, dans ce pays à forte tradition catholique. L’IVG est une « pratique de régulation de la fécondité »[1] utilisée par les femmes en cas d’absence ou d’échec de la contraception, permettant d’interrompre de manière volontaire une grossesse avant son terme[2]. L’avortement ne sera désormais autorisé en Pologne qu’en cas de viol ou d’inceste et de danger de mort pour la mère[3].


Cette restriction fait partie du projet de loi « pour la protection de la vie » porté depuis 2016 par le président du parti national conservateur, Droit et Justice (PiS), et vice-président du Conseil des ministres, Jaroslaw Kaczyński. Il stipule que « toutes les grossesses doivent être menées à terme, même dans le cas où le foetus n’a aucune chance de survie ». En 2016 et 2018, le parti conservateur a porté deux projets de loi visant l’interdiction totale de l’IVG. Ces derniers avaient échoué à passer au Parlement en raison de nombreuses mobilisations féministes.


Les juges constitutionnels, saisis par des députés en majorité du PiS, ont ainsi éliminé la possibilité d’avorter en cas de malformation du fœtus, considérée comme une « pratique eugénique » [4]. Il s’agit des avortements décidés médicalement après un examen prénatal pouvant révéler une malformation du fœtus. Cette décision délégalise la quasi-totalité des 80 000 à 100 000 avortements annuels officiels. Le principe est qu’à l’issue des grossesses très difficiles, l’enfant, même condamné à mort par de fortes malformations, soit doté d’une personnalité juridique car « baptisé, inhumé et possèd[ant] un prénom »[5].


Face à l’étendue des contestations, le président Andrzej Duda a présenté au Parlement un nouveau projet de loi différenciant les formes de pathologies du fœtus autorisant un IVG, refusé par la majorité des députés[6].



I. La contestation du Tribunal Constitutionnel et de ses décisions



La décision d’interdire l’avortement en cas de malformation du fœtus a été prise par les quinze juges du Tribunal Constitutionnel. Ces derniers sont nommés par la Diète[7] et leur président est désigné par le chef d’État[8].


Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le gouvernement du parti Droit et Justice sape l’indépendance du Tribunal Constitutionnel et sa fonction de contre-pouvoir vis-à-vis de l’exécutif. L’opposition et la communauté européenne contestent la légitimité de ce tribunal [9] depuis sa réforme en 2015, par le parti PiS, majoritaire au gouvernement et au Parlement. L’État de droit n’est ainsi pas respecté, notamment depuis les réformes sur la justice de 2015, qui ont été portées par plus de trente lois relatives à la structure entière du système judiciaire. Le 8 octobre, le Président polonais a profité de l’élection de cinq juges pour mettre fin aux fonctions de deux autres juges, élus par l’ancienne Diète, et a décidé de faire voter une loi instaurant de nouvelles élections. Cette loi a été rapidement entérinée par le Parlement puis signée par le Président. Le 19 novembre 2015, des députés de l’opposition ont porté plainte auprès du Tribunal Constitutionnel, lequel a décrété le 9 décembre cette nouvelle loi inconstitutionnelle. Cependant, Andrzej Duda a outrepassé cette décision et a maintenu les juges nommés illégalement. La Commission de Venise[10] et la Commission européenne ont condamné l’ingérence du gouvernement polonais dans les activités du Tribunal constitutionnel. Ces Commissions ont jugé que l’augmentation de l’influence des pouvoirs exécutif et législatif sur le système judiciaire affaiblit son indépendance[11].


Le pouvoir judiciaire est donc plus que contrôlé par le pouvoir exécutif et les membres du gouvernement du parti PiS. La présidente du Tribunal constitutionnel, Julia Przyłębska, a par ailleurs affirmé que la législation existante autorisant l'avortement de fœtus mal formés était "incompatible" avec la Constitution du pays.


Cette politique a reçu l’approbation du Pape François, qui a déclaré « Je demande à Dieu de susciter dans le cœur de tous le respect pour la vie de nos frères et sœurs, en particuliers les plus fragiles et sans défense », en saluant les évêques polonais[12]. Le parti PiS s’illustre par ses pensées catholiques conservatrices, mais également violentes envers les femmes. Le ministre de l’Éducation, Przemyslaw Czarnek, a par exemple maintenu que les femmes sont sur terre uniquement pour procréer.


Le principal parti d'opposition centriste, la Plate-forme civique (PO), a rejeté la responsabilité de cet "enfer pour les femmes" sur le chef du PiS Jaroslaw Kaczyński et sur l'Église catholique de Pologne. Barbara Nowacka, une des dirigeantes de la PO, a accusé les évêques : "C'est de votre faute. Vous avez du sang sur les mains", évoquant le danger pour la santé des femmes qui ne pourront plus avorter légalement et devront se tourner vers des méthodes illégales ou à l’étranger. De nombreuses manifestations citoyennes ont suivi ces annonces, atteignant vendredi 30 octobre 100 000 personnes selon la mairie de la capitale[13].



II. Un jugement condamné par la communauté européenne


L’arrêt du Tribunal constitutionnel polonais jugeant inconstitutionnel la loi restreignant l’avortement aux cas de «malformation grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable potentiellement mortelle » est vivement critiqué par l’opposition libérale et l’Union européenne. Des organisations internationales comme Amnesty International, le Centre pour les droits reproductifs et Human Rights Watch considèrent que cette décision nuit aux femmes et viole leurs droits fondamentaux. «L’arrêt qui a été rendu aujourd’hui est très dangereux pour la santé et la vie des femmes en Pologne et il viole les obligations auxquelles la Pologne est tenue au titre des traités relatifs aux droits humains», a ensuite déclaré Leah Hoctor, directrice régionale pour l'Europe au Centre pour les droits reproductifs. La commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, et Donald Tusk, chef du Parti populaire européen et ex-Premier ministre polonais, ont également critiqué publiquement la décision adoptée et le « pseudo-tribunal »[14].


En décembre 2017, Varsovie, qui prévoyait une réforme remettant en question l'indépendance de la justice, s’est vue menacée par Bruxelles de privation de son droit de vote au Conseil européen en vertu de « l’existence d’une violation grave et persistante » des valeurs fondatrices de l’Union européenne[15]. Au cœur de la polémique, la mainmise de l’exécutif polonais sur la nomination des juges constitutionnels. La Commission avait déjà communiqué en 2016 une série de « recommandations sur l’État de droit ». Plus précisément, le 20 mars 2007, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a donné raison à la Polonaise Alicja Tysiac qui avait porté plainte contre son pays pour violation de son droit à l’avortement, les médecins ayant refusé un avortement thérapeutique malgré les complications de sa grossesse, risquant la cécité. Devant l’inefficacité de la menace de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que la Pologne n’assurait pas une protection juridictionnelle effective et qu’il y avait une violation de l’inamovibilité des juges[16]. En janvier 2020, les eurodéputés ont alerté sur la détérioration de la situation depuis le déclenchement de l'article 7.


Le 16 novembre 2020[17], la Pologne ainsi que la Hongrie, ont fait usage de leur droit de véto contre l’adoption du plan de relance européen refusant d’accepter la clause de respect de l’État de droit afin de bénéficier des financements[18], dont la Pologne serait le quatrième principal pays bénéficiaire à hauteur de 23,1 milliards d’euros d’ici 2023[19].


Depuis jeudi dernier, plus de cent manifestations féministes ont surgi dans le monde, en Allemagne, Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni, Canada, Belgique et dans d’autres pays également, dépassant largement le cadre national polonais.



III. Les conséquences de cette régression du droit à l’avortement


Des femmes de 20 à 30 ans, vêtues de noir et brandissant des pancartes et des cintres[20] accompagnées par des hommes qui soutiennent le mouvement, manifestent en masse depuis la semaine dernière. La jeunesse est massivement mobilisée, scandant « Cassez-vous ! » ainsi que « C’est la guerre » dans les rues du pays. Dans la capitale, les protestations ont commencé devant le domicile de Jaroslaw Kaczyński, puis se sont poursuivies dans les rues en s’arrêtant devant le Parlement et les églises. Les militantes et militants pour la défense des droits des femmes s’exposent à des poursuites judiciaires, tout rassemblement étant actuellement interdit. La mairie de Varsovie estime au nombre de 100 000 le nombre de manifestants. Jeudi 29 octobre, les tensions avec les fondamentalistes catholiques étaient telles que l’armée a été mobilisée en appui de la police. Mardi 27 octobre, le Premier ministre, Mateusz Morawiecki, a appelé à mettre fin à la « barbarie » des manifestations dans ce contexte de pandémie. Cette déclaration n’a pas apaisé la situation. Les revendications de la « Manifestation générale des femmes polonaises » s’intensifient, demandant non seulement le retrait de l’arrêt, mais également la libéralisation du droit à l’avortement et la démission du gouvernement. La responsable de ce mouvement, Marta Lempart, a même déclaré « Nous sommes décidément en révolution ». D’après les sondages[21], 73% des Polonais s’opposent à la décision du Tribunal Constitutionnel.


Cette restriction pousse les femmes à avorter illégalement ou à l’étranger dans de mauvaises conditions, mettant en danger leur santé. Les associations féministes estiment que les procédures d’avortements illégaux et à l’étranger s’élèvent à 200 000 contre 2000 autorisées. Cette situation va s’aggraver, puisque depuis mai 2017 la pilule du lendemain est délivrée sur ordonnance d’un médecin, et de nombreux refusent. Légal ou non, les femmes du monde entier recourent à l’avortement, avec de grandes disparités dans l’intensité de sa pratique et de ses conséquences sanitaires et sociales. De plus, cette décision du Tribunal Constitutionnel ne prend pas en compte le traumatisme subi par ces femmes désormais obligées de porter un corps mort jusqu’au terme.


Face à l’opinion publique négative[22], la première dame, Agata Duda, et sa fille, Kinga, ont publiquement[23] pris leur distance avec l’arrêt du tribunal. Andrzej Duda a ensuite présenté un nouveau projet de loi qui sera soumis au Parlement. Celui-ci serait « une voie ouverte au dialogue »[24], consistant à différencier les formes de pathologies du fœtus autorisant l’IVG uniquement en cas de maladies graves incurables. Néanmoins cette proposition ne semble pas apaiser les tensions, au contraire.


Pour conclure, la Pologne rejoint l’Irlande, Chypre et Malte dans le groupe des pays européens les plus répressifs en la matière. Les conséquences sont majeures puisque l’influence du camp anti-avortement est renforcée au sein du Parlement européen. En Pologne, la guerre culturelle entre les ultra-catholiques et la jeunesse majoritairement féminine n’est pas près de s’apaiser. Face à l’opposition massive de l’opinion publique contre cet arrêt, le gouvernement cherche à sortir de l’impasse sur l’avortement, jusqu’ici sans succès[25].



 

[1] Bajos, Nathalie, et Michèle Ferrand. « L'avortement ici et ailleurs. Introduction », Sociétés contemporaines, vol. no 61, no. 1, 2006, pp. 5-18.le 03/11/2020

[2] Définition du Dictionnaire médical https://www.dictionnaire-medical.fr/definitions/841-avortement/ consulté le 03/11/2020

[3] Décision du Tribunal constitutionnel du 23 octobre 2020

[4] L’eugénisme est une « théorie cherchant à opérer une sélection sur les collectivités humaines à partir des lois de la génétique » selon le dictionnaire en ligne Larousse https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/eugénisme/31646 consulté le 03/11/2020

[5] Interview de Jaroslaw Kaczynski par l’agence de presse polonaise PAP

[7] La Diète est la chambre basse du Parlement polonais [8] Andrzej Duda, du parti PiS

[10] L’organe consultatif du Conseil de l'Europe pour les affaires juridiques.

[11] Document produit par la Commission européenne sur la situation de droit en Pologne https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/pl_rol_country_chapter.pdf

[12] Lors d’une audience générale le 28 octobre 2020

[14] Selon Donald Tusk

[15] L’article 7 du traité sur l’Union européenne (TUE) utilisé pour la première fois à l’encontre de la Pologne le 20 décembre 2017, stipule son fondement sur « les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».

[16] Un arrêt de la CJUE, a été rendu GC 24 juin 2019, Commission c. Pologne, Affaire C-619/18

[17]Le 16 décembre 2020 s’est tenu la réunion du Coreper, c’est à dire des vingt-sept ambassadeurs de l’Union Européenne

[20] Le cintre étant le symbole de l’avortement clandestin.

[21] Les sondages sont publiés par le journal Gazeta Wyborcza

[22]Le président Andrzej Duda n’a jamais eu autant de désapprobation dans les sondages depuis son arrivée au pouvoir selon l’article de rfi https://www.rfi.fr/fr/europe/20201105-pologne-le-gouvernement-recule-la-révision-droit-à-livg-mais-jusquà-quand consuslté le 16/11/2020

[23] Message publié mercredi 28 octobre sur Twitter dans lequel la fille du président dit « comprendre la colère des femmes » et prend position contre la décision du Tribunal Constitutionnel.

[24] Selon le premier ministre, Mateusz Morawiecki

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