Par Mathieu Delord
Relu par Thierry FUSALBA, Consultant formateur en communication sensible et stratégie de gestion des crises, fondateur de l’Agence C4 et de C4unique et ex colonel de réserve, expert en influence.
Depuis plusieurs semaines, des manifestations ont lieu dans les rues nigérianes pour dénoncer les violences policières et demander la dissolution d’une unité de police controversée : la Special Anti-Robbery Squad (SARS). Certaines de ces contestations ont été violemment réprimées par les forces de l’ordre nigérianes, conduisant à ce qui a rapidement été appelé le « mardi sanglant », faisant vivement réagir la communauté internationale politique mais également civile.
L’élément déclencheur du mouvement est la publication sur les réseaux sociaux, le 3 octobre 2020, d’une vidéo montrant des policiers de la SARS tirer sur un jeune homme à Ughelli, dans l’État du Delta, après que ce dernier a refusé de donner son téléphone aux agents[1]. Très rapidement, un hashtag « #ENDSARS » s’est répandu sur Twitter, demandant la dissolution de cette unité et témoignant des violences subies par les citoyens nigérians. 1,3 million de tweets ont été recensés à ce propos durant le week-end suivant[2]. Mais la mobilisation ne s’est pas contentée de l’espace virtuel des réseaux sociaux et des centaines de manifestants ont gagné les rues de Lagos dès jeudi 8 octobre, capitale économique du pays.
I. Des manifestations d’ampleur dans les grandes villes du sud du pays
Rapidement, les manifestations ont gagné de nombreuses villes nigérianes du sud. C’est le cas d’Abuja, la capitale politique du pays, d’Ughelli, la ville d’où provient la vidéo qui a mis le feu aux poudres. À Lagos, samedi 10 octobre, les manifestants ont défilé jusqu’aux portes de la maison du vice-gouverneur de la province et ont bloqué la circulation à plusieurs endroits. Cinq demandes ont émergé clairement des protestations, sur les réseaux sociaux comme dans la rue[3] :
- La libération immédiate des personnes arrêtées pendant les manifestations,
- Justice pour les personnes décédées de la brutalité policière ainsi qu’une compensation pour les familles,
- La création d’un organe indépendant pour superviser une enquête sur les comportements illégaux de la police,
- Une évaluation psychologique et un recyclage des policiers du SARS avant qu’ils puissent être redéployés,
- Une augmentation de salaire des policiers pouvant compenser leur action pour la protection de la vie et de la propriété des citoyens.
Dimanche 11 octobre, le gouvernement a demandé le démantèlement immédiat de la SARS et le mardi soir suivant, le porte-parole de l’institution policière a promis la mise en place de mesure de transparence au sein de la police et l’application de tests psychologiques comme demandés dans les 5 mesures des manifestants.
II. Le mardi 20 octobre 2020 : « Mardi sanglant »
Mardi 20 octobre 2020, des soldats ont ouvert le feu sur des manifestants entraînant la mort d’au moins 10 personnes selon Amnesty International[4]. Cet incident a eu lieu au péage de Lekki dans le sud de la ville de Lagos. Selon un manifestant témoin de la scène : « Nous étions assis par terre et chantions l’hymne national du Nigéria et la plupart d’entre nous avions des drapeaux dans nos mains et nous l’avons soulevé. Puis ils ont ouvert le feu directement sur nous.[5] » À Alausa, au centre de la capitale économique, deux personnes ont également été tuées. Un couvre-feu avait pourtant été imposé à partir de 16h par les autorités locales mais cela n’a pas empêché le pillage de banques, de supermarchés, de centres commerciaux (comme celui de Lagos, complètement détruit), d’entrepôts dans lesquels étaient stockés des milliers de sacs de vivre pour les ménages pauvres dans le cadre de l’épidémie de Covid-19. On remarque ici un schéma plutôt classique des révoltes africaines causé en partie par la pauvreté endémique du continent. Des incidents ont également éclaté dans d’autres États comme Taraba (Est du pays), Adamawa (Est, nord-est), etc[6].
Selon l’ONG Amnesty International, au moins 56 morts sont à dénombrer depuis le début du soulèvement[7], bilan qui n’a pas été confirmé par les autorités fédérales.
III. L’escouade spéciale de lutte contre le vol (SARS) : Cœur de la contestation
Les contestations se sont, au départ, cristallisées autour de la question de l’unité de police dénommée SARS. Cette dernière a été créée en 1992 par les autorités nigérianes pour combattre le vol ainsi que les crimes graves. Elle fait suite à l’épisode sombre du début des années 1990, lorsque des voleurs armés terrorisaient Lagos et d’autres villes nigérianes du Sud.
Il s’agit d’une fusion de 3 unités réalisée par un policier haut gradé Simeon Danladi Midenda. Pendant les dix premières années de son existence, cette unité se déplaçait en civil et ne portait aucune arme visible en public. Ses activités se cantonnaient au travail de renseignement, d’écoute de télécommunications dans le but d’appréhender les brigands. En 2002, cette unité qui n’opérait qu’à Lagos, s’est diffusée dans les 36 États de la République fédérale du Nigéria et son mandat a grossi : enquête, poursuite, arrestation de voleurs armés, meurtriers, tueurs à gages, etc[8]. De fil en aiguille, cette unité s’est accordée davantage de pouvoir jusqu’à sortir des limites de son mandat, sans pour autant se voir condamnée par les pouvoirs publics nigérians.
En effet, de nombreux témoignages de citoyens nigérians décrivent une unité qui s’accorde le droit de contrôler, de menacer, de racketter le plus souvent des jeunes « bien habillés », « à l’occidentale », « portant des dreadlocks », « avec des Iphones ». Mais ceci est bien inférieur à ce qu’ Amnesty International, a publié le 21 septembre 2016 dans son rapport d’une trentaine de pages à propos des méthodes de cette unité, dénonçant des pratiques de torture, de détention arbitraire, de racket, de vol, d’exécutions extrajudiciaires.
Le hashtag ENDSARS avait déjà été relayé sur les réseaux sociaux en 2017, sans réel changement sur l’unité en question, qui devait alors être réorganisée par les pouvoirs publics.
IV. Réactions à l’international : entre condamnation et soutien de la volonté de réforme
À l’international, les réactions politiques et civiles n’ont pas tardé à arriver. L’ONU, à travers son secrétaire général Antonio Guterres[9] et sa haute-commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet ont condamné cette violente escalade. Ces derniers ont appelé les autorités nigérianes à enquêter sur ces incidents et à traduire les responsables en justice.
Le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell a qualifié le 21 octobre la situation « d’alarmante ».[10] Le chef de commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, a condamné fermement, jeudi 22 octobre, les violences qui ont fait de nombreux morts et blessés.
Concernant les États-Unis, Mike Pompéo a fermement condamné « le recours excessif à la force. »[11]
Des personnalités de la société civile ont réagi sur les réseaux sociaux, à l’instar de Rihanna, CardiB, Kayne West, Rio Ferdinand, Trey Songz notamment suivi par des millions de personnes à travers le monde. Le Directeur de Twitter, Jack Dorsey en a même appelé aux dons pour soutenir le mouvement[12].
Il est à noter que les manifestations ne se sont pas seulement déroulées au Nigéria. En effet, en Afrique du Sud, pays qui accueille plus de 2 millions d’étrangers, dont de nombreux Nigérians, la diaspora nigériane est descendue dans la rue comme à Pretoria et au Cap, réclamant la fin des « violences policières ». Des stars sud-africaines à l’image du rappeur AKA ainsi que des partis politiques d’opposition ont affiché leur soutien à la mobilisation.
V. La tentative d’apaisement du Président Buhari
C’est donc face à une réelle crise que les autorités politiques nigérianes doivent faire face. Cette dernière qui a soudainement éclaté début octobre s’est clairement intensifiée au fil des jours et la tentative de prise en main de la part des autorités s’est avérée inefficace. Pour tenter d’y remédier, le président de la République fédérale du Nigéria Muhammadu Buhari, à la tête du pays suite du coup d’État de 1983 puis candidat aux élections de 2003, 2007 et 2011 et élu en 2015 puis en 2019 s’est exprimé, jeudi 22 octobre, lors d’un discours d’une quinzaine de minutes.
L’absence de commentaires concernant l’intervention des forces de l’ordre et les conséquences sanglantes de ces déploiements massifs a marqué un certain nombre de Nigérians. Il s’est montré en revanche intransigeant face à ceux qui menaçaient « la sécurité nationale », situation qui ne sera tolérée sous « aucune circonstance ». Le président Buhari a, en les détaillant, invoqué les mesures sociales qu’il mettait en mettre en œuvre pour son pays et a confirmé la dissolution de l’unité controversée SARS, son remplacement par une nouvelle unité, le SWAT (Special Weapons and Tactics Team) ayant été annoncé quelques jours plus tôt. Cette unité sera toujours chargée de la lutte contre les crimes mais son entraînement sera différent et ses actions davantage contrôlées.
Concernant la réaction internationale qui a suivi les affrontements meurtriers en particulier à Lagos, il s’est exprimé en ces termes : « À nos voisins en particulier et aux membres de la communauté internationale, beaucoup d’entre vous ont exprimé leur préoccupation à propos de la situation au Nigéria, nous vous remercions et vous invitons à chercher à connaître tous les faits disponibles avant de prendre position ou de se précipiter pour juger et faire des déclarations hâtives. » [13] Cette déclaration peut être analysée comme un appel aux différentes entités internationales à la prudence mais s’apparente davantage à une fin de non-recevoir.
Ce discours qui se voulait rassembleur n’a visiblement pas porté ses fruits sur le terrain. Depuis jeudi, de nombreuses manifestations émaillées de pillage, de blocages et de violences sont toujours en cours malgré la mobilisation de « toutes les ressources » disponibles de la part du chef de la police nigériane.
VI. Analyse de la situation
Ces manifestations qui ont lieu depuis plusieurs semaines au Nigéria sont principalement menées par la jeunesse de ce pays. Tout a démarré avec la publication de la vidéo du 3 octobre 2020 qui n’est pas sans rappeler l’immolation, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur de fruits et légumes qui s’était fait confisquer sa marchandise par les forces de l’ordre tunisiennes. Cette confiscation n’était pas la première, mais celle de trop[14] et avait déclenché de nombreuses manifestations, sociologiquement jeunes, qui s’étaient rapidement répandues aux pays voisins et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « Printemps arabe ». En poursuivant l’analogie, les protestations n’avaient pas seulement comme mot d’ordre la lutte contre la confiscation arbitraire, pour la Tunisie, ou la lutte contre les violences policières au Nigéria, mais ont rapidement été agrémentées par diverses revendications sociales.
En effet, les Nigérians, dans un pays qui est la première économie d’Afrique, riches en pétrole et bénéficiant d’une population très jeune n’acceptent pas que 112 millions d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté (moins de 1,90$ par jour). De plus, le pays fait face à de nombreuses problématiques sécuritaires à l’image de la présence de Boko Haram au Nord, des affrontements entre cultivateurs et agriculteurs sur fond de tensions religieuses. Ces mobilisations s’apparentent davantage à une profonde remise en cause du système nigérian qu’à une simple revendication anti-SARS, cette dernière n’étant que l’arbre qui cache la forêt. Cela s’est illustré notamment lorsque le président a annoncé la dissolution du SARS et son remplacement par le SWAT. Les réseaux sociaux et les manifestants ont immédiatement transformé leur mot d’ordre, remplaçant ENDSARS par ENDSWAT. Il est à noter également la manière dont le discours du président Buhari n’a eu quasiment aucun effet sur les manifestations. Ceci peut paraître à première vue anecdotique mais traduit une volonté de changement radical de la part de la jeunesse nigériane. Ce qui importe n’est pas tellement l’avenir de l’unité de police mais l’avenir de la société en général ce qui justifie la ténacité de la mobilisation malgré les mesures prises par le gouvernement et les réactions politiques des autorités.
Ce mouvement #ENDSARS met également en lumière la tendance que l’on observe depuis de nombreuses années, c’est-à-dire l’importance croissante des réseaux sociaux dans le domaine politique. Beaucoup d’exemples viennent à l’esprit mais celui des gilets jaunes en France est intéressant. En effet, cette contestation a démarré sur les réseaux sociaux et s’est vite concrétisée en investissant la rue. On remarque toujours davantage la porosité entre la sphère immatérielle et la sphère matérielle, réelle qui entretiennent d’étroites relations et se nourrissent mutuellement. Rares sont les contestations actuelles qui ne sont pas référencées par un hashtag (#Acte X, #GiletsJaunes, etc.). Et cette intense présence sur les réseaux sociaux permet une certaine « mondialisation des luttes ». On le remarque avec le mouvement Black Lives Matter (BLM) de l’été 2020 aux États-Unis, à la suite de la mort de Georges Floyd causée par un policier. Et ce lien est réalisé par les jeunes Nigérians eux-mêmes : « Si certains d’entre nous n’avaient pas vu comment les manifestants de BLM ont forcé certains gouvernements locaux à suspendre leurs services de police, nous n’aurions pas cru qu’il était possible de prendre des mesures contre la police. »[15]
Les États-Unis donnent un parfait exemple de la puissance des réseaux sociaux dans la capacité à développer, nourrir et soutenir une protestation mais également un exemple de l’autre face de la pièce, c’est-à-dire de la capacité de manipulation à travers ces derniers. Sans en arriver à l’extrémité de cette question, c’est-à-dire à la potentielle ingérence russe dans les élections américaines de 2016, il est nécessaire de se questionner sur les possibles ingérences derrière ces manifestations. L’Afrique, étant un territoire riche en ressources (comme le Nigéria en pétrole) et demandeur d’investissements étrangers à même notamment de diversifier leur économie, de nombreux acteurs étrangers souhaitent jouer un rôle grandissant sur ces terres. De plus, les coopérations dans le domaine sécuritaire s’amplifient au fil du temps avec des États qui prennent une place croissante au fil des années comme la Chine, la Russie et la Turquie.
Pour l’avenir, même s’il est peu probable que les manifestations au Nigéria se poursuivent avec la même intensité, il est possible d’imaginer un scénario à la libanaise lors des manifestations qui ont débuté fin 2019, composées essentiellement de jeunes personnes. Autrement dit la montée en puissance d’un nouveau parti d’opposition n’est pas à écarter à l’image du parti démocratique de la jeunesse né de ce mouvement. Le scénario malien, pays proche du Nigéria par sa géographie, montre également que l’instabilité et l’inaction des autorités politiques peuvent avoir des conséquences importantes sur la vie constitutionnelle du pays. Un coup d’État comme celui du 18 août 2020 est peu probable, mais met en lumière le caractère impératif pour les dirigeants nigérians d’agir sur les problèmes économiques et sécuritaires qui minent le pays pour peut-être pouvoir assumer un jour son rôle de « locomotive de l’Afrique ».
[1] Article Nouvel Observateur du 21/10/2020 consultable sur : https://www.nouvelobs.com/monde/20201021.OBS35054/violences-policieres-manifestations-reprimees-que-se-passe-t-il-au-nigeria.html
[2] Article Le Monde du 09/10/2020 consultable sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/09/au-nigeria-la-mobilisation-contre-les-violences-policieres-prend-de-l-ampleur_6055480_3212.html
[3] Article The Guardian du 13/10/2020 consultable sur : https://guardian.ng/news/fg-okays-endsars-protesters-5for5-demands/
[4] Article TV5Monde du 2/10/2020 consultable sur : https://information.tv5monde.com/info/nigeria-tensions-et-condamnations-internationales-apres-la-mort-de-12-manifestants-380280
[5] Article BBC du 22/10/2020 consultable sur https://www.bbc.com/afrique/region-54644605
[6] Article Le Point du 22/10/2020 consultable sur : https://www.lepoint.fr/monde/rues-desertes-et-boutiques-fermees-lagos-sous-couvre-feu-apres-les-violences-22-10-2020-2397610_24.php
[7] Article Amnesty International du 24/10/2020 consultable sur : https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/nigeria-des-dizaines-de-manifestants-tues-par-les?
[8] Article d’Aljazeera du 22/10/2020 consultable sur : https://www.aljazeera.com/features/2020/10/22/sars-a-brief-history-of-a-rogue-unit
[9] Communiqué de presse du secrétariat général de l’ONU publié le 20/10/2020 consultable sur : https://www.un.org/press/fr/2020/sgsm20353.doc.htm
[10] Communiqué de presse du haut représentant publié le 21/10/2020 consultable sur : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/87318/nigeria-statement-high-representativevice-president-josep-borrell_en
[11] Article La Presse du 22/10/2020 consultable sur https://www.lapresse.ca/international/afrique/2020-10-22/nigeria/les-e-u-condamnent-le-recours-excessif-a-la-force-des-militaires.php
[12] Article de France 24 du 23/10/2020 consultable surhttps://www.france24.com/fr/afrique/20201023-endsars-le-cri-de-ralliement-au-nigéria-contre-les-violences-policières-et-la-répression
[13] Discours du président Buhari consultable en anglais sur : https://www.vanguardngr.com/2020/10/full-text-of-president-muhammadu-buharis-speech/
[14] Article de Francetvinfo du 17/12/2013 consultable en ligne sur https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mohamed-bouazizi-l-immolation-qui-a-declenche-le-printemps-arabe_459202.html
[15] Article de USAtoday du 26/10/2020 consultable sur https://eu.usatoday.com/story/news/world/2020/10/26/nigerias-endsars-protesters-draw-inspiration-black-lives-matter/6044452002/
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