Par Oren CHAUVEL
Le 3 juin 2020, près du village de Talhandak au nord Mali, l’armée française neutralisait le chef d’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Abdelmalek Droukdel. A partir du 5 juin, des rapports ont fait état de cette opération tandis que ce même jour, Florence Parly (ministre des Armées) confirmait les rumeurs sur l’élimination de Droukdel[1]. La disparition de l’un des leaders régionaux et mondiaux d’Al Qaïda pourrait constituer un tournant important de la lutte contre le djihadisme dans la zone du Sahel.
Une opération foudroyante
L’opération de l’armée française a mobilisé des hélicoptères ainsi que des forces spéciales au sol, sous couverture aérienne. Le 11 juin, le ministère des Armées a donné une conférence de presse afin de fournir des éléments sur le déroulement de la mission. Ces détails sur les actions de l’armée française démontrent l’efficacité des opérations de ce type. [2] Après avoir repéré le 4x4 de Droukdel, l’armée française a suivi le véhicule plusieurs heures avant de passer à l’action dans la soirée du 3 juin. Une quinzaine de soldats des forces spéciales au sol ont échangés des coups de feu, tandis que deux hélicoptères d’attaque leurs assuraient un appui aérien, en plus de la présence d’un drone Reaper. Un autre cadre d’AQMI, Toufik Chaïb, fut abattu ainsi que deux autres lieutenants de l’organisation, tandis qu’un cinquième homme a survécu à l’assaut en se rendant aux militaires français, selon le colonel Barbry, porte-parole de l’Etat Major des Armées[2]. Les français ont, en outre, bénéficié des renseignements de l’armée américaine comme confirmé par le porte-parole du commandement américain en Afrique (Africom), le colonel Kris Kams,[3] . Par ailleurs, d’autres « partenaires » ont été évoqués par Florence Parly et le colonel Kris Kams. Il pourrait vraisemblablement s’agir des Algériens, Droukdel étant lui-même citoyen algérien et dont le fief se situe dans la zone frontalière entre le Mali et l’Algérie. La participation de l’Algérie[3] à cette opération semblerait d’autant plus probable alors qu'Emmanuel Macron et le président algérien, Abdelmajjid Tebboune, se sont entretenus au téléphone la veille, au sujet de la situation du Sahel[4]. Cet événement vient brutalement ébranler les réseaux terroristes liés à AQMI au Sahel, les privant de leur commandant en chef.
La domination d’AQMI au Sahel
Abdelmalek Droukdel avait acquis une grande autorité au sein des groupes djihadistes de la région. Sa « carrière » de djihadiste débute durant la guerre civile algérienne, lorsqu’il rejoint les Groupes Islamiques Armés (GIA). Par la suite, à la fin des années 1990, Droukdel est à l’origine d’un autre groupe : le Groupement Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), qui est une émanation directe du GIA, récemment dissout. Sans être directement adoubé par Al Qaïda jusqu’à l’année 2006, le GSPC s’en revendique et étend son influence dans le Sahara algérien. En 2007, Droukdel rebaptise son groupe Al Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) et est reconnu comme en étant l’émir[5]. AQMI prend de l’ampleur dans les années suivantes en opérant dans la zone du Sahel et en s’alliant à d’autres groupes locaux dont le plus important, Ansar Dine. En 2017, sous son impulsion, est créé le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM)[6], regroupant plusieurs groupes djihadistes du Sahel se revendiquant d’Al Qaïda tout en conservant une grande autonomie. Selon le spécialiste des mouvances djihadistes Wassim Nasr, AQMI est la faction la plus puissante au Sahel actuellement, du fait de la popularité et l’importance locale de ses chefs. En effet, les chefs du GSIM sont également des figures tribales et ethniques importantes. Leurs réseaux disposent ainsi d’une logistique importante, facilitant l’implantation d’AQMI dans la zone du Sahel au détriment de l’Etat islamique. Ainsi, Droukdel s’est entouré de Iyad Ag Ghali, un chef touareg, qu’il a nommé comme chef du GSIM et il est secondé par Amadou Kouffa, la figure de proue du djihadisme peul. Cette union de plusieurs groupes djihadistes ethniquement différents fait la force et explique la domination du GSIM et donc par extension d’AQMI sur le Sahel, en étant capable d’unifier l’action locale à l’action globale (filiale mondiale d’Al Qaïda). [4]
Cette coalition qu’a réussi à créer Droukdel démontre l’importance du personnage dans les réseaux terroristes sahéliens.
« Couper les têtes » des réseaux terroristes
L’élimination de Droukdel s’inscrit dans la stratégie de la force Barkhane visant à neutraliser les chefs des groupes djihadistes au Sahel afin de les amputer du pouvoir décisionnel et stratégique. L’objectif est de créer de la désorganisation au sein du groupe terroriste AQMI, dans le but de l’affaiblir. Les djihadistes étant très mobiles et se fondant facilement dans la population locale, l’armée française doit agir rapidement, avec une grande mobilité, en opérant des « coups » dans des zones où les renseignements signalent des possibles présences ennemies. Pour le cas de l’élimination de Droukdel, l’accumulation de renseignements fut plus longue afin d’identifier la cible. Les moyens déployés pour une telle opération démontrent également l’importance portée à cette élimination. La présence des forces spéciales au sol est à relever et s’explique par les échecs d’éliminations de leaders terroristes assez fréquents. Ainsi, en 2019, l’armée française revendiquait la neutralisation d’Amadou Kouffa, chef de la Katiba Macina (l’un des groupes terroristes du GSIM). Quelques jours plus tard, le protagoniste démentait lui-même dans une vidéo la réussite d’une telle opération. Droukdel lui-même a été annoncé mort à plusieurs reprises. Si AQMI n’a pas encore confirmé la mort de son leader, les précautions prises par les forces françaises sur cette opération laissent peu de doute sur le résultat de l’opération. Droukdel était l’un des stratèges de l’organisation d’Al Qaïda et sa capacité de financement de l’organisation était reconnue. Néanmoins, cette stratégie de « décapitation » des réseaux terroristes n’a qu’un intérêt à court ou moyen terme selon Wassim Nasr, car de nouveaux dirigeants finissent toujours par remplacer leurs prédécesseurs[7]. De plus, les groupes composant la branche sahélienne d’AQMI (GSIM) ont une grande indépendance vis-à-vis d’AQMI. ils possèdent chacun leur identité propre et agissent sur leurs zones respectives, où ils possèdent un fort ancrage local en s’inscrivant dans une dynamique socio-économique. La mort de Droukdel n’aura que peu d’incidences sur leurs activités tactiques et à moyen terme, les conséquences opérationnelles et stratégiques de la mort de Droukdel finiront par disparaître. En revanche, l’élimination de ce haut cadre d’AQMI pourrait faire ressortir des dissensions entre les « seconds couteaux », à la tête des groupes composant la GSIM. Le spécialiste de l’Afrique de l’Ouest de l’IRSEM, Denis Tull, parle ainsi « d’un coup de pied dans la fourmilière djihadiste »[8]. L’armée française espère bénéficier de cette désorganisation pour fissurer cette alliance (GSIM) et la faire voler en éclat.
La fin du système d’exception sahélien
Le théâtre d’opération sahélien était une spécificité dans le monde du terrorisme. En effet, depuis l’émergence de l’Etat Islamique (EI) à la fin des années 2000, le monopole du djihadisme tenu par Al Qaïda dans le monde entier a commencé à être remis en cause. Des confrontations entre les deux grandes filiales du djihadisme ont été rapportées dès le début des années 2010. Comme le rappelle Wassim Nasr (spécialiste des mouvances djihadistes), Al Qaïda avait ainsi refoulé l’Etat Islamique de certaines régions de la Syrie en 2013, avant de voir cette organisation imposer sa domination sur la Syrie et l’Irak à partir de 2014[9]. Au Sahel, la situation était bien différente et constituait en cela une exception. Al Qaïda et l’Etat Islamique se sont tolérés pendant des années dans la région pour deux raisons :
- Les liens personnels qui liaient des membres des deux filiales, dont certains hauts gradés des deux organisations
- La domination indiscutable d’Al Qaïda sur la zone, renforcée par l’alliance des groupes affiliés à Al Qaïda en 2017 avec la création du GSIM.
Or, la domination d’Al Qaïda au Sahel est remise en cause par la montée en puissance de l’Etat Islamique, par le biais de sa branche locale : l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS). L’EIGS attire des combattants d’AQMI et surtout réussit des actions de grande envergure, particulièrement depuis la fin de l’année 2019. En novembre 2019, une attaque au Mali avait entraîné la mort de 53 militaires maliens. En décembre, 71 soldats nigériens avaient perdu la vie à Innatès. L’attaque terroriste la plus meurtrière à ce jour au Sahel est celle de Chinagodrar en janvier 2020. Plus d’une centaine de soldats nigériens ont été tués ce jour-là. Toutes ces actions ont été orchestrées par l’EIGS, qui est devenue de cette manière la cible prioritaire de l’armée française et du G5 Sahel lors du sommet de Pau en janvier 2020[10]. La tolérance qui prévalait, il y a quelques mois, entre l’EIGS et AQMI, s’effrite désormais, du fait de cet empiétement d’EIGS sur les zones d’actions du GSIM.
Les conséquences pourraient être durables pour AQMI pour qui cet évènement est une véritable crise interne, puisqu’il désorganise au moins momentanément la structure du groupe, mais aussi externe du fait de la confrontation grandissante avec l’Etat Islamique. En revanche, il est encore trop tôt pour en conclure qu’il s’agit d’un tournant dans la lutte contre les groupes armés terroristes au Sahel.
Vers une confrontation AQMI/ EI
Le système d’exception semble être arrivé à son terme au mois d’avril 2020, à partir duquel les commandants d’AQMI ont pris la décision d’engager une confrontation directe avec l’EIGS. AQMI souhaite empêcher l’EIGS d’établir une zone d’influence sur ses propres zones. Surtout, les leaders d’AQMI craignent la défection de leurs combattants vers l’EIGS, prônant un discours plus radical, notamment l’approbation des attaques envers les populations civiles (ce qui est à l’opposé de la stratégie d’intégration locale d’AQMI). Les affrontements entre les deux organisations sont à présent fréquents et de plus en plus meurtriers, surtout dans la zone du centre-Mali. Au mois d’avril 2020, la Katiba Macina d’Amadou Kouffa (GSIM) a chassé l’EIGS de cette région, au terme de violentes confrontations. Les gouvernements du G5 Sahel et de la France jouent un rôle dans ce début de confrontation entre ces [5] [6] deux organisations terroristes, en invitant à la table des négociations Al Qaïda[11]. Ces négociations sont intolérables pour l’Etat Islamique, accusant le GSIM de « lutter aux côtés des croisés (forces françaises) »[12]. Si la France est favorable à ces négociations, il faut y voir la volonté, par ce moyen, de pousser les combattants les plus radicaux d’AQMI vers l’Etat Islamique. En effet, ce dernier est moins puissant pour le moment, et ne dispose pas d’une implantation locale aussi forte qu’AQMI. Cela ne signifie pas que les opérations contre AQMI cessent pour autant[7] . Preuve en est l’élimination de Droukdel, qui s’inscrit dans cette logique consistant à pousser les deux organisations à la confrontation directe. D’ailleurs, la raison du déplacement de Droukdel hors de son fief, vers la région où ses lieutenants du GSIM (Kouffa et Ag Ghali) affrontent désormais l’EIGS peut s’expliquer par ce tournant pris dans les relations AQMI/EI au Sahel. Pour Wassim Nasr, cette descente du leader d’AQMI en zone quadrillée par la force Barkhane pourrait découler d’un besoin de resserrer les rangs d’AQMI dans la lutte nouvelle face à l’EIGS.
Au-delà du simple évènement de l’élimination d’un haut dirigeant djihadiste, l’opération de l’armée française pourrait ainsi accélérer la détérioration des relations entre l’EIGS et AQMI, voire de précipiter le conflit entre les deux entités.
Quel sera le successeur à la tête d’AQMI ?
AQMI doit désormais trouver un nouveau leader, pour remplacer Droukdel. Pour l’heure, il semble impossible de spéculer sur son successeur, bien que des noms ressortent fréquemment (Abou Youssef Al Annabi, par exemple). Il sera difficile pour AQMI de remplacer Droukdel car celui-ci possédait une expérience et une autorité admirées dans toute l’organisation Al Qaïda. Les chercheurs Julie Coleman et Méryl Demuynck avancent également la possibilité d’un affaiblissement du groupe AQMI, du fait d’un possible effritement de la dynamique ethnique, qui était pourtant l’une des forces de ce groupe. Cela s’expliquerait par la nomination exclusive d’algériens à la tête du groupe, alors que les zones d’opérations principales sont désormais situées dans le Sahel. « Les africains subsahariens sont clairement de seconde classe aux yeux d’AQMI »[13], ce qui a provoqué la rupture du MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest) avec AQMI en 2011. Le leadership algérien pourrait être remis en cause et des scissions des groupes locaux sahéliens du GSIM pourraient avoir lieu.
Avec la neutralisation d’Abdelmalek Droukdel, les forces gouvernementales du G5 Sahel et de la France espèrent que ces stratégies de « décapitation » des groupes djihadistes et d’alimentation du conflit Al Qaïda/ Etat Islamique au Sahel porteront leurs fruits à l’avenir. Cela permettrait de s’occuper de la menace la plus dangereuse à court terme, l’EIGS, avant de s’attaquer au problème plus profond d’AQMI. La voie de la négociation pourrait être privilégiée aussi bien par les gouvernements de la région que par AQMI comme l’atteste les déclarations d’intentions allant dans ce sens ces derniers mois[14]. Toutefois, les récentes exactions[15] commises par les forces armées sahéliennes ou les milices pro-gouvernementales attisent les braises du complexe conflit sahélien.[8]
[1]« Communiqué de presse de Florence Parly, ministre des armées », @Armees_Gouv (Twitter), disponible sur https://twitter.com/Armees_Gouv/status/1269016949431959553 [2]Laurent Lagneau, « L’Etat-major des armées donne quelques détails sur l’opération ayant permis de neutraliser le chef d’AQMI », Opex360.com, 6 juin 2020, disponible sur http://www.opex360.com/2020/06/06/letat-major-des-armees-donne-quelques-details-sur-loperation-ayant-permis-de-neutraliser-le-chef-daqmi/ [3]Radio France Internationale, « Silencieuse sur sa mort, l’Algérie a-t-elle aidé la France à éliminer le chef d’AQMI ? », RFI, 9 juin 2020, disponible sur http://www.rfi.fr/fr/afrique/20200609-silencieuse-mort-alg%C3%A9rie-aid%C3%A9-la-france-%C3%A9liminer-chef-aqmi-droukdel [4] Ibid [5] Ouest France et AFP, « Qui est Abdelmalek Droukdel, le chef d’Al Qaïda au Maghreb islamique tué par l’armée française, », Ouest-France, 6 juin 2020, disponible sur https://www.ouest-france.fr/terrorisme/qui-est-abdelmalek-droukdel-le-chef-d-al-qaida-au-maghreb-islamique-tue-par-l-armee-francaise-6859575 [6]William Assanvo et Ibrahim Maïga, « Nouvelle alliance « djihadiste » au Mali : acte de désespoir ou véritable danger ? », Institut d’études de sécurité, 3 avril 2017, disponible sur https://issafrica.org/fr/iss-today/nouvelle-alliance-djihadiste-au-mali-acte-de-desespoir-ou-veritable-danger [7]Podcast de François Mazet, « La mort du chef d’AQMI pourrait-elle hâter le conflit avec l’Etat islamique ? », RFI, 6 juin 2020, disponible sur http://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200606-la-mort-chef-d-aqmi-pourrait-elle-h%C3%A2ter-le-conflit-letat-islamique [8]Denis Tull, “Mort du chef d’AQMI au Sahel : « un coup de pied dans la fourmilière » », France 24, 7 juin 2020, disponible sur https://www.france24.com/fr/20200607-mort-du-chef-d-aqmi-au-sahel-un-coup-de-pied-dans-la-fourmili%C3%A8re [9]Wassim Nasr, “Sahel: la fin de l’exception entre Al Qaïda et l’organisation Etat islamique », France 24, 4 juin 2020, disponible sur https://www.france24.com/fr/20200604-sahel-la-fin-de-l-exception-entre-al-qa%C3%AFda-et-l-organisation-%C3%A9tat-islamique [10]Conférence de presse conjointe à l’issu du sommet de Pau, Elysée.fr, janvier 2020, disponible sur https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/01/13/sommet-de-pau-declaration-conjointe-des-chefs-detat [11]Baba Dakono, Hassane Koné et Boubacar Sangaré, « Le dialogue avec les groupes extrémistes violents peut-il aider à stabiliser le Mali ? », Institut d’études de sécurité, 23 mars 2020, disponible sur https://issafrica.org/fr/iss-today/le-dialogue-avec-les-groupes-extremistes-violents-peut-il-aider-a-stabiliser-le-mali [12]Wassim Nasr, “ISIS in Africa: the end of the “Sahel exception””, Center for Global Policy, 2 juin 2020, disponible sur https://cgpolicy.org/articles/isis-in-africa-the-end-of-the-sahel-exception/ [13]Julie Coleman, Méryl Demuynck, « La mort de Droukdel : implications pour AQMI et au Sahel », International Center for Counter-terrorism (ICCT), 10 juin 2020, disponible sur https://icct.nl/publication/la-mort-de-droukdel-implications-pour-aqmi-et-au-sahel/ [14] Patrick Forestier, « Sahel : la tentation de la négociation avec les terroristes », Le Point, 31 janvier 2020, disponible sur https://www.lepoint.fr/afrique/sahel-la-tentation-de-la-negociation-avec-les-terroristes-31-01-2020-2360607_3826.php [15]Rapport d’Amnesty International, « Ils en ont exécuté certains et en ont emmené d’autres avec eux : péril pour les populations civiles dans le Sahel », Amnesty International, juin 2020, disponible sur https://www.amnesty.be/IMG/pdf/20200610_rapport_sahel.pdf
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